Nouvelle écrite par Cheyenne MAHLER, Mission locale du bassin graylois d’Arc les Gray (70) – Avec les conseils de Mme Elodie HEURLEY
Sur le thème : « Les discriminations : sources de violence ? »
Ça faisait cinq jours que Vicky avait disparu. Cinq jours sans nouvelles et sans joie. Cinq jours sans vraiment fermer l’œil, espérant au creux de mon lit qu’une tape familière résonne à ma fenêtre et que je la voie, réprimant un rire, me dire de la suivre dans l’obscurité de la nuit, guidés uniquement par les étoiles et l’insouciance de nos quinze ans. J’aurais aimé, oui, que Vicky soit juste partie, sur un coup de tête qui lui ressemble, prendre des photos de la forêt et qu’elle ait oublié de se lever de son hamac douillet. Elle aurait pu laisser une chaussure en traversant la rivière pieds nus et ces éclaboussures rouges sur les rochers n’auraient été que du jus de mûres écrasées sur ses doigts gourmands.
Un jour, depuis la fenêtre de la salle, nous avons vu des policiers embarquer des élèves, des visages que je connaissais. Des murmures emplissaient la classe, sans qu’aucun son ne sorte de mes lèvres. J’espérais au fond de moi qu’ils ne soient que des témoins, qu’ils ne soient réquisitionnés que pour répondre aux questions habituelles, je me trompais. Quand on a entendu ce qu’ils avaient fait… Ils avaient avoué. Un crime de haine, ont dit les profs. Et là, j’ai compris que Vicky ne rentrerait plus. Son corps fut retrouvé le jour même, inerte, enchevêtré parmi les racines sombres qui plongeaient dans l’eau.
Je pensais à ses parents. Mon Dieu, ses parents… La mère, d’un naturel si enjoué, semblait être morte avec sa fille. Son visage était perpétuellement trempé alors que ses sanglots résonnaient jusqu’à sa porte d’entrée. Je voulais être fort pour elle, mais quand ses yeux embués croisaient les miens, je savais que ça ne servait à rien de faire semblant.
Mon corps bouillonnait de rage, mes pensées se heurtaient sans fin à la barbarie de la situation. Des adolescents, si jeunes et pourtant déjà aveuglés par une haine profonde, avaient commis un ignoble meurtre de sang-froid. Et pourquoi ? Pourquoi avaient-ils tué l’une des personnes les plus gentilles et ouvertes que je connaissais ? Ils avaient fait car elle portait des jupes et non son fardeau, ils l’avaient fait car elle se maquillait d’eyeliner et non de larmes comme à une époque, ils l’avaient fait car elle se faisait appeler Vicky au lieu de Victor. Comment pouvait-on faire preuve d’aussi peu d’humanité ? Ils avaient massacré celle qui m’avait tendu la main, pour une stupide lettre sur une carte d’identité !
Malheureusement, beaucoup ne semblaient pas partager cet avis. Quel que soit l’endroit, je me heurtais à des remarques désobligeantes. Sur Facebook, je pouvais lire : « Je prie pour les parents. Dur d’avoir un enfant malade mentalement « . Si je sortais m’aérer, en allant à la boulangerie, j’entendais : » Peut-être que s’il avait arrêté de s’habiller comme une pédale, ça ne serait pas arrivé ». Si j’allais en cours, je surprenais des parents chuchoter : » Tant mieux, il arrêtera d’influencer les enfants comme ça « . J’étais écœuré par chacun de ces mots, autant que je l’étais de mon inaction.
Je voulais défendre Vicky mais j’avais peur. Peur que si je parle, leurs mots se tournent vers moi, comme si le fait de défendre une vie allait afficher sur mon front le mot “transgenre” et que je connaisse le même sort que mon amie. Je tremblais, rien que d’y penser, mais il est vrai : la seule différence entre ma vie et sa mort, c’est qu’elle, elle avait eu le courage d’exister aux yeux de tous. Non, je ne voulais pas mourir. Mais s’il y avait bien une chose que je me refusais c’était de vivre en cachette, docile, comme l’auraient voulu ces meurtriers.
Les mois passèrent. Avec l’aide de la mère de Vicky, nous avions lancé une initiative appelée L’Étoile Polaire : un groupe d’écoute et d’accueil pour les personnes transgenres. La première personne que nous avions accueillie m’en avait soufflé le nom car selon elle, “même dans les moments les plus sombres, nous pouvons être l’étoile de nos pairs.”
Maintenant, quand je me balade dans l’obscurité de la nuit, guidée par les astres nocturnes, je pense à elle, je pense à nous. Et je sais que là-haut dans le ciel, Vicky me sourit depuis un nuage douillet.