Nouvelle écrite par Eloi MERCIER
sur le thème « Le numérique, créateur d’inégalités »
Dans ce long corridor, sans point de départ ni d’arrivée connus, la marche du fonctionnaire était assurée, régulière, presque robotique. Seul un léger essoufflement haletant laissait transparaître son humanité. Ce lieu était un espace de liberté. Aucune caméra de surveillance. Aucune police. Aucun contrôle. Foulé par d’innombrables humains. Personne n’en avait vu le bout. Mais tous y avaient laissé leur trace. Aux cloisonnés esprits s’y opposaient, dans l’ombre, des cœurs libres et des voix fortes qui, par les graffitis, les posters, les chants d’espoir, souhaitaient faire tomber les murs. Les salles exiguës et opaques, qui ne contraignaient le couloir qu’à une maigre largeur, calfeutraient la marche comme l’esprit. Elles laissaient entrevoir, dans une sémantique prisonnière, leur rôle d’étau : « contrôle des naissances », « contrôle des impôts », « contrôle des rendez-vous médicaux », « contrôle des inscriptions scolaires » …
Après quelques minutes, l’homme – dont le pas était devenu martial depuis la New Digital Nation par peur de se voir remplacer par une machine – marqua un arrêt, reprit son souffle devant une pièce dont l’activité se réduisait aux termes suivants : « salle d’interrogatoires ». Sans frapper, il ouvrit la porte : devant lui, une petite fille, assise dans un imposant siège en cuir d’un noir profond contrastant avec la pâleur diaphane de sa peau d’enfant. Elle faisait face à un de ses collègues qu’il ne connaissait pas mais dont il devinait la fonction à travers son uniforme rose, réservé aux cas infantiles. Sans attendre, ni s’excuser d’avoir interrompu la discussion, le messager délivra, d’un ton mécanique, sa missive codée : « un autre fantôme, dans une zone blanche, a été retrouvé sans vie ».
Interrompu, le « flamant », comme ses collègues avaient coutume de le surnommer du fait de la couleur de son uniforme, prit en compte cette nouvelle avec la plus grande indifférence. Puis il se tourna vers sa jeune interlocutrice et récapitula ses propos tenus précédemment : « Vous déclarez donc que vous avez été élevée par un individu, que vous appelez « mamie ». Vous n’avez jamais connu vos parents, c’est bien cela ? » Puis, sans attendre de réponse, il demanda : « Parlez-moi, je vous prie, de votre vie avec cette personne. »
Impressionnée par la grandeur des lieux, la bizarrerie des machines et des écrans qui l’entouraient, l’impassibilité de l’homme qui l’interrogeait, et encore fatiguée par le déplacement forcé, réalisé dans la nuit et en urgence, la petite fille déclara d’une voix frêle : « Eh bien, avec ma mamie, j’étais contente. Au début, c’était un peu dur parce que je ne pouvais plus aller voir mes copains. Mais comme ma mamie jouait avec moi, c’était chouette. On faisait du coloriage, des jeux de société, et quand elle n’était pas trop fatiguée on jouait à la balle dans le jardin. Mais, c’était pas souvent parce qu’elle disait que ce n’était plus de son âge. Une fois, j’avais mal au ventre et elle m’a soignée toute seule. On n’est même pas allées voir le médecin parce que ma mamie sait tout faire. J’ai bu une potion magique, pas bonne du tout et j’ai mis un sac tout chaud sur mon ventre. Ça m’a fait du bien mais la douleur a mis du temps à partir. En plus elle me faisait cours comme à l’école. Elle ne savait pas faire de mathématiques mais je n’aimais pas ça non plus, donc on n’en faisait pas. C’était trop bien ! Elle me disait tout le temps « ça va aller mon cœur, je serai toujours là pour toi ». Parfois le soir, quand je n’arrivais pas à dormir, je la voyais seule : elle pleurait dans le salon et je ne savais pas pourquoi. Elle était tout le temps gentille avec moi.
Mais parfois elle criait, pas contre moi, mais contre son téléphone ou devant des machines. Je crois qu’elle n’arrivait pas à faire ce que les voix lui demandaient. Ça me rendait triste.
Vous savez quand je vais revoir ma mamie ? ».
Prenant note du propos de la petite fille, l’homme leva la tête, et lui répondit avec un ton formel et lassé : « Votre « mamie », comme vous dites, est ce que nous appelons un « fantôme ». Elle n’apparaît dans aucun de nos fichiers. Elle vous a séquestrée – cherchant ses mots – disons emprisonnée, et ôté le droit d’étudier, de pratiquer une activité extra-scolaire, d’être dignement soignée. Ces « fantômes » sont – détachant les syllabes – hors-la-loi. Grâce à notre intervention spéciale, vous allez pouvoir vivre une vie heureuse. Vous allez bientôt être transférée dans un centre pour enfants de la New Digital Nation. ».
Ne comprenant pas, la petite fille, les yeux emplis de larmes et la voix tremblante, disparut un peu plus dans l’immense fauteuil. Dans un sanglot, monta la plainte de l’enfant : « Je veux retrouver ma mamie ! Ma mamie était gentille, elle n’a rien fait de mal ! C’est vous les méchants ! Je veux revoir ma mamie ! ». Épuisée par les évènements, elle fondit en larmes, se recroquevilla sur elle-même répétant à voix basse « ma mamie est gentille, elle n’a rien fait de mal ».
°°°
« Je suis désolée, mon cœur. Tu ne peux pas savoir à quel point je m’en veux. J’arrive mon cœur, je vais te retrouver. Tout va redevenir comme avant. Ça va aller mon cœur », se lamentait Soledad, seule, dans son salon, devant le portrait d’Aurore, sa petite-fille. Recroquevillée, pleurant son absence, blâmant son incapacité, la grand-mère dépossédée d’une partie de sa chair et d’une partie de son cœur, restait là, ses sanglots rythmés par les tic-tacs de l’horloge. La tristesse s’était mariée à la solitude de la maison, perdue dans les cimes montagneuses, blanchies épisodiquement de flocons, et toujours à l’écart des réseaux.
Elle ne pouvait laisser la vie une fois encore la malmener. La mort lui avait retiré sa fille et son mari. Son handicap numérique venait de lui enlever sa petite fille. Quand la faucheuse décime, les pulsions instinctives de l’humain le poussent à se battre, malgré les difficultés. Mue par l’impérieuse et vitale nécessité de retrouver sa petite-fille, la grand-mère commença donc d’intensives recherches.
Elle passa des appels, qui, comme auparavant, se soldèrent par un bip sonore et la mention d’une voix robotique, artificiellement polie, lui indiquant une énième fois que le réseau était insuffisant et l’invitant à entrer des codes d’accès dont elle n’avait jamais eu vent.
Elle eut recours à son vieil ordinateur, mais la lenteur des recherches, couplée à sa méconnaissance de ces machines qui conditionnaient la légitimité des existences humaines, la condamnaient à l’échec.
Naviguant entre des pages blanches et des « erreurs 404 », des sabliers hypnotiques de chargement de sites, la femme âgée ne parvenait que très rarement, et sur de trop courtes durées, à accéder aux sites gouvernementaux dont la complexité dépassait de loin ses faibles compétences informatiques. À cette lutte qu’elle ne parvenait à remporter, s’ajoutaient des combats marketing irréguliers, de fourbes diversions pour détourner la femme âgée de son but. Les annonces colorées s’ouvraient en fenêtres rutilantes, et s’interposaient entre elle et sa petite fille comme autant d’obstacles pernicieux. Elle n’osait les faire disparaître d’un clic de souris, de peur de réduire ses efforts au néant. Parmi elles, des réclames absurdes se succédaient pêle-mêle, pour des pilules minceurs, des promesses d’amours éternels, d’enrichissements fulgurants, ou de suicide assisté au 65 65 32…
Ces annonces, qui avaient pour but de l’éloigner de son objectif, ne firent que renforcer ses positions et sa détermination : elle ne pouvait cesser la lutte, elle ne pouvait abandonner sa petite fille, elle ne devait pas capituler.
Durant des mois, dans la plus grande indifférence de la société, la grand-mère se battit contre le numérique. L’ennemi était fourbe, tous les coups étaient permis : coupures de réseaux, démarches trop complexes, publicités démoralisantes. Quelle que fût l’asymétrie de cette lutte, Soledad continua le combat.
Petit à petit, elle commençait à comprendre son ennemi, à dessiner les contours de cette chose invisible, insaisissable, d’apparence infinie. Une fois dans les lignes ennemies, les sites gouvernementaux se révélaient être de véritables labyrinthes. Son avancée était minée par des accès bloqués à cause d’identifiants et de mots de passe qu’elle ne possédait pas. Consciente de ses lacunes, Soledad sécurisait ses positions en noircissant des pages de procédures, de liens de sites, de données qui apparaissaient à ses yeux comme du langage crypté. Elle passait alors le plus clair de son temps à consulter des lois dans l’espoir de trouver la clé.
Un soir, après des heures de lutte acharnée, elle vit dans un dernier effort une affiche gouvernementale : une famille technicisée par divers gadgets, la femme souriant, l’homme posant sa e-main prothétique sur l’épaule de sa fille, dont le regard semblait vide. L’image était ainsi légendée : « Fruit du génie humain et perfection de la Nature, le numérique fonde l’État, structure les échanges et soude la famille ».
Soledad s’énerva à la vue de cette utopie qu’on lui vantait sans lui donner les moyens de l’atteindre. S’apprêtant à la faire disparaître de son écran, elle s’arrêta : Aurore ! C’étaient ses traits, sa peau pâle mais son regard vide lui ôtait toute sa joie coutumière, comme si ce n’était plus celle qu’elle avait connue. L’emprise de l’homme sur son frêle corps achevait l’espoir de la revoir.
Réalisant que sa lutte était vaine, elle saisit son téléphone, composa le 65 65 32, numéro qu’elle avait eu tant de mal à oublier, et, pour la première et dernière fois de sa vie, on lui répondit.