Elle grelottait sur le quai de la gare. Elle glissa sa main dans celle de son frère pour se rassurer. Ils venaient de parcourir trois mille kilomètres. On pouvait lire sur leurs visages émaciés leur épuisement. Mais la fraternité qui les unissait leur permettait de tenir bon.
Ils avaient encore un dernier trajet en train à faire et ils arriveraient dans cette ville qui symbolisait l’espoir d’une nouvelle vie. Là-bas, un cousin les attendait. Il leur avait promis de les loger.
Sur le parvis de la gare, Kenza et Younes restèrent bouche bée devant le paysage qui s’offrait à eux : des collines verdoyantes, une fortification majestueuse surplombant la ville, le clocher aux reflets colorés d’une église. Ils allaient enfin pouvoir trouver la sérénité, se reconstruire et bâtir un avenir loin des bruits assourdissants des bombes, de la poussière, des gravats des immeubles effondrés, des cris d’effroi et des larmes.
Younes composa le numéro de téléphone de leur cousin. Aucune réponse. Il essaya maintes fois mais il se heurta à un silence assourdissant. Frère et sœur comprirent qu’ils allaient devoir s’en sortir seuls. Exténués par leur périple, ils s’endormirent à la gare, se serrant l’un contre l’autre.
Le lendemain matin, le visage assombri par une nuit difficile, ils allèrent à la rencontre des passants afin de leur demander où se situait la mairie, dans un français approximatif appris lorsqu’ils étaient à l’école en Palestine. Ils rencontrèrent chez certains l’hostilité, chez d’autres la bienveillance. Leur teint basané et leur accent prononcé suscitaient des réactions diverses. Certains piétons faisaient mine de ne pas avoir entendu leur question, d’autres se montraient à l’écoute de ces deux adolescents qui semblaient égarés, exilés. Ils grappillèrent quelques informations et se rendirent au centre de la ville. Ils poussèrent timidement la porte de la mairie afin de demander de l’aide.
Ils ressortirent tenant fermement dans leur main un morceau de papier sur lequel on leur avait noté quatre lettres et une adresse, symboles d’un refuge espéré : C. A. D. A.
Là-bas, on leur proposa d’aller prendre un repas gratuitement « Au fourneau », une association bisontine qui accueille les exclus.
Après de longues et complexes démarches, des travailleurs sociaux les aidèrent à trouver un foyer d’hébergement pour adolescents et un établissement scolaire professionnel dans lequel ils allaient suivre une formation de cuisiniers. En parallèle, ils entreprirent des démarches pour obtenir le statut de réfugiés.
Ils caressaient le rêve d’ouvrir un jour un restaurant avec comme plat phare le maklouba aux aubergines que cuisinait leur mère quand ils étaient enfants. Un proverbe prononcé par leur père maintes fois était gravé dans leur mémoire: « Qui oublie son passé, se perd lui-même ». Ici, alors qu’ils étaient déracinés, cette phrase prenait tout son sens. Alors pour ne pas oublier, ils aimaient évoquer les souvenirs de l’aurore de leur vie : les parties de billes avec des noyaux d’olive, les cabanes construites dans les collines et les matchs endiablés de football dans les rues.
Mais d’autres sombres réminiscences étaient aussi présentes dans leurs esprits : les checkpoints, les bombes, les sirènes hurlant jour et nuit, les corps ensanglantés, les unes de journaux annonçant bombardement et attentats, le mur se dressant comme un rempart entre l’Israël et la Palestine. Ces souvenirs-là étaient ancrés dans leurs âmes, dans leurs corps pour éternité. L’absence cruelle de leurs parents les meurtrissait mais ils devaient vivre, vivre pour ceux à qui la guerre avait arraché la vie dans leur pays natal. Kenza et son frère bâtissaient chaque jour leur nouvelle existence. Ils aimaient se balader, rire avec leurs camarades, découvrir la ville dans laquelle ils vivaient désormais.
Mais, ce nouveau bonheur fut de courte durée. Un drame survint.
Un matin, en se rendant au lycée d’un pas pressé, Younes n’entendit pas le tram arriver sur lui à toute vitesse, il fut fauché et projeté à quelques dizaines de mètres. Son pronostic vital était engagé. Chaque jour, inlassablement, Kenza rendait visite à son frère à l’hôpital. Elle lui narrait des histoires de leur enfance, elle lui apportait tout son soutien et son amour inconditionnel. Elle gardait toujours espoir et le tenait au courant de l’avancée des démarches administratives pour l’obtention de leur statut de réfugiés. Un jour, il sortirait de l’hôpital, elle en était certaine, il reprendrait sa formation et serait protégé par le droit d’asile. C’était inscrit dans la loi, elle le savait, elle avait étudié en classe la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, on lui avait dit qu’ils pourraient très certainement obtenir le statut de réfugiés.
Kenza pensait beaucoup à Younes tout en s’investissant corps et âme dans sa formation. Chaque matin, elle se rendait au lycée où elle apprenait la langue de Victor Hugo, cet écrivain à la plume engagée. Avec sa classe, elle s’était rendue sur l’Esplanade des Droits de l’Homme où trônait la statue de ce grand homme né à Besançon.
Les mois avaient passé, Kenza s’était raccrochée à son rêve pour avancer. Elle avait pourtant maintes fois rencontré des difficultés. L’absence de son frère lui déchirait le cœur. En plus, elle avait dû faire face à de nombreux refus lorsqu’elle cherchait un établissement où effectuer son stage pratique. Elle avait ressenti l’exclusion ou la méfiance à son égard. Heureusement, un jour, une restauratrice l’avait accueillie chaleureusement et lui avait fait découvrir la gastronomie française. C’est avec une joie immense qu’elle s’était mise aux fourneaux. Lorsqu’elle était en cuisine, elle s’évadait et ne pensait plus à tous les soucis du quotidien.
Un matin, elle reçut un appel du centre hospitalier. Les nouvelles étaient positives, son frère se portait mieux, il allait sortir d’ici un ou deux jours. Enfin, Kenza voyait le bout du tunnel, la libération, la fin des ennuis.
Elle courut annoncer la bonne nouvelle à son éducateur. Il l’accueillit sourire aux lèvres. Il avait toujours apporté son soutien à Kenza et Younes. Il les accompagnait dans leurs démarches et les aidait à poser les jalons de leur nouvelle vie en France.
Il lança à Kenza: « Un courrier recommandé vous est destiné !» Il émanait de l’Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides.
Elle prit la décision de ne l’ouvrir qu’en compagnie de son frère. Les mots que cette lettre contenait allaient peut-être changer leur vie.
Le lendemain, elle se rendit, légère, à l’hôpital. Elle sentait que cette journée allait être marquante, déterminante même. Elle poussa la porte de la chambre de son frère. Il avait plutôt bonne mine, il se tenait debout, près de la fenêtre. Un halo de lumière éclairait la pièce.
Ils se serrèrent dans les bras longuement et se murmurèrent des mots d’affection dans leur langue natale. C’était un doux moment.
Elle tendit la lettre à son frère, il l’ouvrit et ils lurent en silence. Ils crurent alors que le ciel allait se dérober sous leurs pieds.
« Après examen de votre dossier, l’OFPRA vous notifie sa décision de ne pas vous accorder le statut de réfugiés sur le territoire français. En effet, l’OFPRA a jugé que votre demande est IRRECEVABLE. Vous disposez d’un délai d’un mois pour déposer votre recours. »
Une lettre, un espoir, un anéantissement.