Bab’Almiah

Nouvelle écrite par Lili LECANU, Angélina PERON, Damien ESNAULT, Elia RODRIGUEZ, Mathis GICLAIS et Ambre LAMBERT élèves de 2nde au lycée Simone Veil de Liffré (35) – Professeurs : Mme Camille CHEVALIER et Mme Frédérique COLLET

 

Cela fait presque deux jours que je n’ai pas bu. Ma bouche est sèche, ma gorge brûle. Je suis faible et fatiguée. L’accès à l’eau est toujours aussi difficile depuis que Soan Hassan, le maire de la métropole d’Helwan, a privatisé et financiarisé les eaux du Nil. Je vis à Bab’Almiah, un petit village proche de cette grande ville. Il est construit sur un des bras du fleuve, désormais asséché, car les habitants sont trop pauvres pour pouvoir payer la somme colossale qui en autoriserait l’accès. Toute personne du village surprise à boire l’eau du fleuve risque d’être exécutée par les gardes fluviaux. Des clôtures électrifiées ont été installées le long de la plupart des berges. Ce matin, avec les habitants de mon village, nous manifestons contre cette injustice, car comme chaque semaine, une équipe d’employés municipaux vient vérifier la qualité des eaux du Nil et la sécurité des installations qui nous emprisonnent dans les sables du désert. C’est le moment où ils ouvrent les grilles qui nous séparent du fleuve et où nous espérons pouvoir  accéder.

En voyant arriver les hommes en uniforme, je remarque avec eux la présence d’un jeune garçon, sûrement de mon âge. Il se différencie des autres par sa tenue civile et élégante, sa posture droite, son calme et sa beauté.

« Oh, voilà le fils du maire, regardez-le : il doit être prétentieux et arrogant comme son père.» s’exclame une vieille femme du village en essayant de cracher dans sa direction.Moi, je trouve au contraire qu’il a l’air triste et désolé de cette situation. Nos regards se croisent et je lis en lui de la douleur et un terrible malaise. La douceur de ses yeux sombres me trouble et provoque en moi une sensation étrange. Ce moment semble durer une éternité.

      Pendant que la manifestation concentre l’attention de tous, je décide, avec Monsieur Tismamien, le professeur de notre école, présent à chaque manifestation, d’essayer de me faufiler le long du fleuve, pour dérober un peu d’eau. Monsieur Tismamien enseigne à Bab’Almiah depuis de nombreuses années, il connaît la sécheresse et la misère ambiante dans laquelle nous vivons. Il les partage et s’inquiète beaucoup pour la santé des enfants de la communauté. Mon père, comme ceux de beaucoup de mes camarades, est mort de soif lorsque j’avais huit ans. Monsieur Tismamien sait notre détresse et ferait tout pour nous aider à adoucir notre existence.

Alors, comme chaque semaine, nous tentons de nous faufiler derrière les gardes pour approcher les eaux du Nil et y remplir nos jarres. Évidemment, les grilles ne restent jamais ouvertes bien longtemps et nous risquons chaque semaine de nous faire tirer dessus. Mais ce matin-là, c’est le jeune homme qui a la charge de l’ouverture des grilles et il ne les ferme pas. Nous filons aussitôt vers les rives avec Monsieur Tismamien et remplissons nos jarres aussi vite que possible. Quand, soudain, derrière nous, un craquement léger nous fait sursauter. Je m’apprête à détaler puis vois le garçon au regard doux, le fils du maire. La peur se dissipe un peu : j’ai l’impression que nous ne risquons rien. Monsieur Tismamien, lui, est très méfiant.

– Désolé, je ne voulais pas vous effrayer. J’ai vu ce qui se passe dans votre village. Mon père est vraiment allé trop loin, prononce-t-il dans un souffle.

Nous ne répondons pas, trop affairés à poursuivre notre corvée.

– Je ne dirai rien, ne vous inquiétez pas, et je peux vous aider. Prenez votre temps ! Aujourd’hui c’est moi qui suis de surveillance, nous avoue-t-il.

Sans mot dire, nous poursuivons notre remplissage. Il nous aide même à porter seaux et jarres jusqu’à la grille d’accès. Nous sommes soulagés de ramener un peu d’eau au village aujourd’hui, et encore plus heureux de nous être découvert un allié précieux.

– Au fait, j’ai oublié de me présenter, je m’appelle Naël, déclare le jeune homme.

– Enchantée Naël, moi c’est Tia.

– Et moi Ibrahim Tismamien, maître d’école.

– La situation dans laquelle vous êtes est invivable. Il faut absolument trouver une solution pour vous permettre de boire à votre soif.

Naël semble réfléchir intensément. Moi, j’ai trop peur que les gardes ne nous chassent avec violence.

Soudain une voix retentit.

– Naël, Naël ! Où es-tu?

-C’est un des hommes de mon père qui m’appelle : je dois vous laisser ! chuchote Naël.

Je le regarde s’éloigner. Il ne court pas : sa démarche est calme et sûre. Le vent du désert ébouriffe ses cheveux noirs et s’engouffre dans sa chemise blanche, si propre. J’ai du mal à croire que ce beau jeune homme riche nous ait tendu la main.

Monsieur Tismamien et moi reprenons notre marche vers le village. Quand, quelques instants plus tard, une main effleure mon épaule : c’est lui. Naël. Il plante ses yeux dans les miens et me prend doucement la main en me disant d’un air grave :

– Rendez-vous à midi devant le village, au gros rocher !

Je reste interdite alors qu’il repart en courant. Je n’ai même pas pu lui répondre. Ma main qu’il vient de saisir est restée en suspens. Mon cœur se serre et le temps s’arrête.

La voix de Monsieur Tismamien résonne derrière moi.

– Tia ! ça va ! Tu te sens bien ?

Je hausse les épaules. Aucun son ne parvient à sortir de ma gorge.

 

Le soleil est au zénith. Il est midi. Je cours jusqu’à l’endroit du rendez-vous. Naël est là, il me sourit et je sens mes genoux trembler. Serait-ce parce que je suis si faible ou parce qu’il est si beau ?

-J’ai parlé à mon père, il ne veut rien entendre. Je me suis fâché avec lui, je pense qu’on ne pourra pas le faire changer d’avis…mais… .

Naël inspire profondément, comme s’il était sur le point de prendre une grande décision, se penche vers moi, me prend la main et poursuis :

– Je crois que je peux quand même faire quelque chose.

Il fait si chaud, et pourtant sa main dans la mienne est comme la caresse d’un ruisseau. Nous courons dans le sable et nos pas sont silencieux. Il me semble que je pourrais courir toujours ainsi, malgré le soleil et la soif, avec Naël.Nous parvenons près du Nil. Je m’élance vers le fleuve. Naël me retient. Les clôtures électriques m’empêchent d’y tremper les pieds. Naël me guide vers une immense bâtisse qui domine le fleuve et qui semble pomper ses eaux. Deux puissantes machines créent des remous bruyants près des berges. Je suis stupéfaite, impatiente et terrifiée.Naël salue une femme à l’accueil qui s’incline devant lui mais me dévisage d’un regard méprisant, se demandant sûrement ce qu’une fille comme moi fait avec le fils du notable local. Naël connait le lieu comme sa poche. Il plaisante avec les employés d’un air détendu et tranquille et donne des ordres, au nom de son père. Je l’entends demander l’ouverture des vannes. Moi, je reste dans le couloir et me fais toute petite. Ma présence seule suffirait à éveiller la méfiance des techniciens de la station de pompage et d’approvisionnement en eau.

Naël revient vers moi, concentré et calme.

– L’eau va couler à nouveau à Bab’Almiah.

 Lorsque nous arrivons au village, la vieille femme de ce matin, s´énerve en voyant Naël, et lui lance une poignée de gravillons. Sa belle chemise est toute salie.

– Je suis désolée, Naël.

– Ne t’inquiète pas, je comprends sa haine.

Nous courons alors frapper à chaque porte pour prévenir la population que l’eau du Nil va bientôt envahir le bras asséché et qu’il faudra en profiter tant que les vannes seront ouvertes. L’eau. Le mot de la survie, fait alors sortir les gens de leur maison ensablée.

Alors, tous se pressent le long de la ravine aride quand un mince filet d’eau vient assombrir son lit caillouteux. Le fond de la rivière, à sec depuis des mois, se gorge et se gonfle. L’eau est revenue au village !  Les gens chantent de bonheur, les enfants plongent et s’éclaboussent dans cette eau devenue si rare. C’est comme se baigner dans de l’or ! Je ne les ai jamais vus aussi heureux. Je descends sur les berges et entre, moi aussi, dans le bras du fleuve, pour que l’eau m’enveloppe. Naël me suit.  L’un contre l’autre, nous savourons cet instant suspendu. Doucement, sa main sous l’eau effleure la mienne. Combien de temps sommes-nous restés ainsi ?

Quand, au milieu de la liesse générale, des coups de feu retentissent. Les habitants se mettent à courir vers le village. Nous sommes tous paniqués. Les gardiens de l’eau accourent en hurlant ! Le maire n’a jamais autorisé à irriguer cet endroit, hurlent-ils ! Un véhicule militaire arrive en trombe. Comme les enfants du village, nous courons vers Monsieur Tismamien qui nous appelle désespérément.

La voiture manque de nous renverser, s’arrête près de Naël. Un bras en uniforme l’empoigne et le tire dans l’habitacle. Je m’écroule dans le sable et les cailloux. Seule. Ma terreur est telle que je n’ai pas de larmes. Je suis restée sur le chemin jusqu’à ce que l’ombre de Monsieur Tismamien se penche au-dessus de moi. Je n’ai jamais revu Naël. Je n’ai jamais oublié son sourire.

***

Sur la petite table de la librairie « Lectures au fil de l’onde », Tia Al’anhar, signe les dédicaces de son premier roman autobiographique, Le sourire du Nil. Elle y raconte son enfance d’orpheline pauvre, dans un petit village d’Egypte près d’un bras asséché du Nil, privatisé et financiarisé par le maire d’Helwan. Elle y explique comment Monsieur Tismamien, son maître d’école, lui a permis de faire des études afin d’avoir les mots pour témoigner et lutter. Elle y raconte aussi sa rencontre avec Naël qui a éclairé son existence et qu’elle recherche toujours.