Nouvelle écrite par Cyrus SAFAI MAHMOUDABADI, Simon ROQUES, Ambre JUPILLE et
Léna LECLERCQ, élèves de 1e au Lycée Raoul Follereau de Belfort (90) – Classe de Mmes Angélique Keller et Marie France Gaillard
Sur le thème : « Les discriminations : sources de violence ? »
« Le souvenir est le seul paradis dont nous ne pouvons pas être chassés. » – Jean-Paul Richter
Il s’engouffre entre les portes du vieil autocar branlant et rouillé qu’il prend chaque jour pour aller à l’école. Le chauffeur le salue chaleureusement, il répond à peine : il fait chaud et sa veste est lourde. Il s’avance ensuite dans l’allée du bus et s’assied contre une fenêtre. Là, comme le car s’ébranle en toussotant, il aperçoit, sur le bord de la route poussiéreuse, une orange. Elle est échouée sur la chaussée, éclatée et pourrissante, abandonnée. L’orange le ramène en arrière, très loin en arrière, il en sent presque l’odeur à travers la vitre, l’odeur d’une époque bénie et paisible, d’une époque perdue.
Il était né loin d’ici, sur une terre promise qu’il avait quittée. Terre où durant des siècles, les orangers, qui poussaient sur des acres et des acres, avaient flamboyé en rangées de gerbes d’un vert profond, ornées de rondes dorures en forme de soleils. Les arbres puisaient dans la terre dure et aride de quoi alimenter la braise de leurs fruits. Dans la chair de cette terre étaient ensevelis ses aïeux, paysans à la peau brûlée par le soleil, enveloppés dans l’arôme de l’écorce des agrumes. C’était sous la chape bruissante des orangers qu’il avait poussé. Pendant des années, il avait baigné dans le sucre de leurs fruits, son insouciance. Ce verger était son refuge ; ses fruits s’étaient gorgés de ses secrets d’enfant. Une vieille ferme jouxtait les terres, des bâtiments épars : ici, à gauche, l’entrepôt de pierres et de chaume, là, à droite, la remise de briques et de tôles et, de l’autre côté de la cour, le foyer. Sa mémoire résonnait encore des pas, des cris et des rires des enfants – lui, ses frères et ses sœurs – qui martelaient de leurs pieds le sol de terre battue au milieu des odeurs chaudes du four, de l’arôme du safran et des épices, sous le regard rieur de leur mère.
Leur père rentrerait comme chaque jour des champs pour manger et les éclats de rire rempliraient bien vite la pièce. Mais voilà, un jour, il n’était pas rentré. Ils l’avaient trouvé gisant dans la cour, la moitié du visage arrachée par une balle dans la tête, quand les soldats les traînèrent dehors. Cette image resterait à jamais gravée dans sa mémoire avec pour burin l’horreur et la haine, buvant à leur tour son enfance comme la terre assoiffée buvait les fleuves pourpres qui ruisselaient du crâne de son père. Des hommes en armes les avaient jetés sur les routes, sur les chemins de l’exil où, poursuivis par des fantômes, ils erraient en silence. C’était sur les décombres fumants de ces années-là que pleuvaient ses larmes. Partis en fumée les vergers, les orangers avaient dépéri. Il pleurait sur les cendres de son enfance, C’était il y a peu pourtant, mais la guerre fait mûrir les enfants comme une orange abandonnée sur le bord de la route ; jusqu’à les faire pourrir.
Le bus ralentit. Par la fenêtre, l’école des colons. Elle n’avait pas changé. Une fissure s’ouvrit en lui, et le passé s’y engouffra. Chaque matin, le chemin serpentait, poussiéreux et hostile. Il marchait, silhouette fluette, taillée par l’habitude. Les murs délabrés l’observaient, leurs fissures comme des cicatrices, leurs briques manquantes des plaies béantes. La ville était un corps blessé, et lui, une ombre qui la traversait. Puis venait l’école, l’autre école, celle des envahisseurs. Blanche comme un os poli, éclatante comme une insulte. Là-bas, les rires jaillissaient, purs et insouciants. Les enfants couraient dans une cour bordée d’arbres, leurs ombres dansant sous un soleil plus doux, un soleil qui semblait refuser de briller pour lui. Et il détourna les yeux. Non par indifférence, mais par nécessité. Voir trop longtemps, c’était ouvrir la porte à la douleur. Car après, venait son école. Une bâtisse usée jusqu’à l’os. Les fenêtres sans verre laissaient passer le vent et le sable, mais pas la lumière. La cour était nue, sans arbre pour offrir de l’ombre, juste une terre poussiéreuse marquée par des pas trop lourds pour de si petites jambes. Entre ces deux mondes, des checkpoints dévoraient le chemin. Des soldats aux gestes lents, aux regards vides. On vidait ses poches, on secouait son sac. La poussière salissait tout, les cahiers, les mains, la dignité. Et pourtant, il l’aimait bien, son école. Il l’aimait malgré ses murs fatigués, ses bancs boiteux et ses cahiers déchirés. Les rires étaient rares, mais précieux. Ils s’accrochaient aux murs, fragiles, comme des fleurs sauvages poussant entre les pierres. L’air sentait la poussière et la sueur, mais aussi une étrange forme d’espoir. Cet endroit n’était pas beau, mais il était à lui. Car apprendre, malgré tout, c’était déjà une forme de victoire. Mais il l’avait perdue, cette bataille. Depuis la manifestation, il n’y était plus retourné. C’était comme ça, ici. On perdait des lieux, des visages ; interdit de revenir, interdit d’apprendre. Parfois, il entendait des noms chuchotés, des histoires de prison, de départ sans retour. D’autres fois, il n’entendait rien du tout. Non, rien n’avait changé. Sauf lui.
Il regarde à travers la fenêtre à son côté droit. Le paysage défile devant ses yeux spectateurs. Passant après passant, des visages inconnus attirent sa curiosité. Le silence dans le bus, parfois brisé par le bruit des pneus, lui donne mal au cœur. Peut-être est-ce le voyage lui-même en fait ? Ou le silence qui habite le véhicule ? Un silence lourd, lourd de pensées, lourd de regrets. Là, à quelques mètres du bus, sur un trottoir, deux garçons marchent côte à côte. L’un est plus âgé, l’autre plus jeune. Ils ont un air de ressemblance. Ils sont sans doute frères. Frères. Cela lui rappelle quelque chose, quelqu’un. Oui, il a un frère… Il détourne le regard de la vitre avec une expression pensive. Nostalgique. Il baisse les yeux pour regarder ses mains, ses poignets, ses veines. Dans ses veines coule du sang, le même sang qui coule dans les veines de celui qu’il appelle son frère…
C’était un soir comme les autres. Il rentrait de l’école après une longue journée de cours. Il faisait encore jour et le vent soufflait, sifflant dans ses oreilles comme des murmures. Il traversa une rue, puis une autre. Enfin, il arriva dans son quartier. Sa maison était là, étouffée entre toutes les autres. Il était trop loin pour distinguer les trous qui leur servaient de fenêtres et la fissure sous celle de la cuisine ressemblait à un arbre voûté. Trop loin pour voir aussi, la silhouette de sa mère à contre-jour. La lumière devait d´ailleurs être éteinte à cette heure-là. Il n’y aurait pas eu de lumière dans tous les cas, même en d’autres circonstances. Mais l´adolescent n’avait pas besoin d’une preuve vue de ses yeux pour en être sûr. Sa mère était là. Elle l’attendait. Elle l’attendait chaque soir. Elle l’attendait toujours. Il supposait qu’il avait marché. Le reste du chemin était flou dans sa mémoire, comme si la poussière ocre du sol s’était soulevée et avait enseveli le souvenir. Il était loin et une seconde plus tard, la porte s’ouvrait devant lui. Il s´attendait à ce qu’elle le salue et l’embrasse, mais non. Elle tenait dans ses bras, sanglotant, le corps de son frère, son héros, enveloppé dans un drap blanc, taché de sang, de perce-neige macabres. Il gisait maintenant, esseulé dans son linceul, au fond d’un trou qu’on avait rebouché. Il était parti manifester le matin même, des idées de paix en tête. Elles s’étaient envolées, ces idées, par les deux trous dont les soldats avaient orné son front.
Le bus s’arrête dans un grincement sec. Il descend. L’air brûlant lui serre la gorge. Sa veste pèse lourd, encore plus lourd sur ses épaules. Il avance dans la rue des commerçants, le pas incertain. Autour de lui, les vitrines brillent, les passants flottent, indifférents. Ses tempes battent. Chaque bruit est trop fort, chaque regard trop lourd. Il serre les poings dans ses poches. Il zigzague, le souffle court. Une sueur froide perle sur sa nuque. Il s’arrête brusquement. Une voix d’enfant éclate en rire quelque part. Il sursaute. Là, devant lui, une petite fille. Une robe claire, des cheveux tressés. Elle le fixe. Elle comprend. Ses doigts lâchent le sac qu’elle porte. Le sac tombe. Une orange roule doucement jusqu’à ses pieds. Le monde ralentit. Les bruits s’étouffent. Tout devient flou. Il prend une dernière inspiration et ferme les yeux. Sa main se crispe. Puis, il appuie sur le détonateur. L’explosion déchire l’air, brutale, inexorable. Une onde rugissante engloutit tout : les vitrines, les corps, les rires. Le souffle incandescent efface jusqu’au dernier écho de vie.
Et, soudain, le silence…