Maman

Nouvelle écrite par Elsa MEREAU

sur le thème « Accaparement des terres, expulsions forcées : une négation des droits »

 

 

France, le 5 juillet

            – Maman, maman !

Lily me tire par la manche. Nous marchons au bord de la Seine, à Paris.

– Maman, regarde, on aperçoit la tour Eiffel ! »me dit Lily en pointant du doigt ce si beau monument.

Nous sommes partis vendredi soir pour la capitale, passer un week-end entre mère et enfants. Mon mari est resté chez nous, à la campagne dans notre jolie maison aux pierres apparentes.

Aujourd’hui nous nous promenons, faisons les boutiques, profitant du temps et de la ville. Il y a peu de monde pour un week-end. Cela nous permet de nous promener tranquillement.

Lily vient de s’acheter un nouveau nœud papillon, posé sur ses cheveux tout frisés. La robe qu’elle porte contraste parfaitement avec sa peau bronzée. Rose pompon, comme elle adore.

– Maman, on peut y aller ? me demande mon fils Théo.

Théo, lui, vient de s’acheter de nouvelles chaussures bleu marine, des chaussures qui courent vite d’après lui…

– Allons manger avant, leur dis-je.

           

            Nous partons à la recherche d’un restaurant. En à peine cinq minutes nous entrons dans un très joli petit Italien, d’où s’échappe une délicieuse odeur de pizza. Il fait beau aujourd’hui, le soleil transperce les quelques nuages parsemés dans le ciel. Nous nous installons sur la terrasse, à de jolies petites tables rondes et de belles chaises tressées. L’intérieur est magnifique, on se croirait en Italie. Les murs sont en briques et du lierre grimpe sur les murs. Un énorme four à pizza donne de l’ampleur à la salle de restaurant. Le dehors est tout aussi beau : une devanture en bois sculpté, saupoudrée de fleurs colorées. C’est magnifique. Nous sommes tous les trois autour de cette table, assis à choisir nos plats, au bord de la Seine. En attendant le serveur, les enfants me racontent ce qu’ils ont préféré faire ce matin. Théo me dit qu’il a adoré le tour en bateau.

Lily m’observe :

– Tu es belle maman.

Elle est si mignonne. Elle me ressemble beaucoup. Le même nez, les mêmes pommettes. Ses yeux sont un petit peu plus clairs. Théo ressemble plus à son père avec son menton carré et ses yeux foncés.

Le serveur arrive.

– Moi je prendrai une marguerita » dit Théo.

– Et moi des pâtes à la bolognaise ! enchaîne Lily.

Le serveur prend ma commande également. Des pâtes au pesto, mon plat préféré.

Lily et Théo me parlent de ce qu’ils aimeraient visiter et de l’endroit où ils aimeraient travailler. Un pigeon vient se poser sur le bord de la table, Lily essaye de lui donner du pain et Théo, lui, essaye de le faire fuir. Je souris : j’apprécie tant ce genre de moment, où je vois mes bébés grandir et évoluer. Je sais que je suis en train de me construire de joyeux souvenirs.

– Souriez !

Un photographe de rue vient nous prendre en photo. Lily se recoiffe, pour perfectionner son afro. Je fais de même. Théo fait exprès de mettre ses chaussures en l’air.

– Vous êtes magnifiques, tous, en famille, voulez-vous la photo ? »

J’accepte et je lui donne cinq euros.

           

            Sur la photographie, on peut voir Théo qui grimace. Enfin il sourit mais sans ses deux dents de lait, on dirait qu’il grimace. Lily, elle, montre toutes ses dents. Son petit nez est retroussé et ses yeux à peine ouverts. Moi je cache mes yeux à cause du soleil. Je porte une longue robe, parfaite pour l’été.

Nos plats arrivent. Théo engloutit sa pizza et commande même un dessert. Lily a de la sauce partout autour de la bouche. C’est vraiment délicieux ! Je suis tellement contente de les voir comme ça, profitant de la vie, du bonheur et du soleil.

Après avoir réglé, nous repartons en direction de la tour Eiffel, mes deux enfants me tenant la main, nos peaux bronzées absorbant la chaleur du soleil. Les oiseaux chantent, certains viennent voler à nos côtés. Nous croisons plusieurs musiciens : des trompettistes et des violonistes. La nature est calme, les Parisiens également. Nous nous promenons, émerveillés par le monde qui nous entoure.

Une vie rêvée par chaque mère du monde entier.

 

——————————————-

Ghana, le 5 juillet

                       « Maman, maman ! »

Lily me tire par la manche. Elle me sort de mes pensées.

– Maman j’ai faim ! se plaint Lily en pointant du doigt son ventre.

J’étais bien à Paris… profitant du bon temps et des monuments… J’étais bien à Paris… profitant avec mes enfants. Il n’y avait pas de problèmes, aucun souci… et puis…

… Le retour à la réalité.

Cela fait six heures que nous marchons. Six heures que nous avons été expulsés de chez nous. Six heures que je n’ai pas vu mon mari, resté là-bas pour essayer de les convaincre de laisser notre maison. Mais que faire ? Que vaut l’Homme à côté de l’argent ?

Nous marchons. Tous. Je ne suis pas seule, j’ai mes deux enfants, mais il y a également tous les habitants de notre village. Les quelques hommes venus avec nous portent de maigres provisions. Nous, les mères, nous portons nos enfants.

– Maman, j’ai mal aux pieds, geint Théo.

J’ai mal pour lui… Sa peau fine d’enfant s’est creusée, quelques gouttes de sang restent sur son passage. Je sens le ventre de Lily grogner contre mon dos. Mon dos. Je sens les vertèbres de mon dos. J’ai mal.

– Allez mes enfants, on arrive bientôt.

Bientôt où ? Combien de temps allons-nous encore marcher, comme ça, au soleil brûlant et à l’air sec ? Je l’ignore.

Je pense à ce matin lorsque des hommes sont venus frapper aux portes. Ils nous ont obligés à partir et laisser le terrain, comme l’État l’avait dit. L’État. Mais quel État ? Quel État accepterait cela ? Le nôtre apparemment.

           

            Mais ne nous plaignons pas ! Après des heures de marche, nous arriverons en ville et nous pourrons habiter dans des appartements avec vingt personnes par logement. Je n’ai pas d’argent. Quand on était tous ensemble, dans nos maisons, on n’avait pas de souci pour se nourrir : on produisait nous-même ce que l’on mangeait. L’argent était à peine utile. Mais je n’imagine même pas ce que cela va être en ville, entassés comme du bétail dans des enclos délavés. Nous ne sommes pas des animaux, nous sommes des êtres humains !

– Quand fait-on une pause ? me demande Théo, épuisé.

           

            On ne peut pas s’arrêter. Il faut arriver en ville avant le coucher du soleil. Théo me regarde en me suppliant de faire une pause. Je pense à mon rêve, celui où il portait de jolies chaussures bleu marine. Ses pieds sont poussiéreux. Il n’est vêtu que d’un tee-shirt troué. Lily pleure, mais pas trop fort. Elle est malade depuis trois jours. Enroulée dans deux draps, elle a encore froid.

            Moi, mes sabots commencent à se décomposer. Je ne sais pas où je trouve encore la force d’avancer. Est-ce dans mes enfants, pour qui je donnerais tout ?

– Quand retournerons-nous à la maison ? me demande Théo.

Jamais nous ne rentrerons chez nous. J’empêche mes larmes de couler. En ce moment même, d’énormes machines sont sûrement en train de détruire nos maisons. Pour en faire quoi ? Des cultures intensives ? Ou encore ce genre d’énormes usines d’où s’échappent de gros nuages noirs. Que font-ils exactement ? J’aimerais bien le savoir…

                       Mais je suis là, impuissante, marchant jusqu’à user la peau de mes pieds, supportant les pleurs de mes enfants et abandonnant ma vie derrière moi. Je ne suis pas seule. Je me retourne et je vois, marchant entre les champs, des centaines de femmes et quelques dizaines d’hommes, tous dans la même situation que moi.

                       Une vie qu’aucune mère ne souhaiterait.