La couleur du mal

Nouvelle écrite par Romane VANDELLE

sur le thème « La concentration des médias : un risque pour la démocratie ? »

 

Eddy avait une vie sans histoire. Graphiste de profession, il travaillait souvent chez lui, comme ce vendredi-là. C’était un métier qui lui plaisait énormément, mais après avoir passé une heure à dessiner une affiche pour une publicité de soda, il ressentait le besoin de décompresser un peu. Le jeune homme s’affala sur son canapé et alluma la télévision. Avec un peu de chance, il y aurait une émission un peu nulle, mais distrayante à regarder. Le nom de la chaine, U-infos apparut. Le U était le symbole du magnat de la presse, Robert Red, un milliardaire qui s’était enrichi grâce au commerce d’armes, avait acheté de nombreuses usines de colorant rouge, et s’essayait à la presse. Un journaliste qui interviewait un scientifique suivit aussitôt à l’écran.

-Et quels sont les problèmes posés par la couleur bleue ?

-Mes récentes recherches sur ce sujet m’ont appris une chose. Tous les problèmes de notre société seraient posés par cette couleur.

 

Eddy changea de chaine en soupirant. Ce n’était vraiment pas ce qu’il désirait regarder. Les anti-Schtroumpfs (c’est comme ça qu’on les appelait pour se moquer d’eux) s’étaient fait de plus en plus présents au fil des mois. Tout le monde semblait avoir un avis sur leur existence et leurs idées. Eddy, lui, s’en fichait. Ce qu’il voulait, c’était juste regarder la télévision tranquillement. Le générique des aventures de Mini-truc apparut sur l’écran, avec, dans le coin droit, en minuscule, le nom de la chaine, U-loisirs. Eddy reposa la télécommande. Mini-truc, c’était toute son enfance.

-Mouhahaha ! Tu ne m’échapperas pas Mini-truc

-Tu te trompes ! J’ai encore quelque chose pour me sortir de cette situation !

Là-dessus, Mini-truc attrapa un objet bleu et le tendit devant lui :

-Aaaaah ! Non ! Pas la couleur maudite !

 

Eddy baissa un peu le son, puis attrapa son téléphone. Aussitôt, une notification de U rouge vif s’afficha avec un « ting » exaspéré. Le jeune homme cliqua dessus. C’était un article qui expliquait comment et pourquoi le bleu était vecteur de catastrophes.

« Vous êtes-vous déjà demandé pourquoi certaines choses arrivaient dans le monde ? Pourquoi à certains et pas à d’autres ? Et bien nous avons maintenant les réponses. Lorsque le Titanic a coulé, pour ne donner qu’un exemple. On nous a toujours dit qu’il était insubmersible, mais… »

 

Eddy interrompit sa lecture un bref instant. Il adorait quand des archéologues ou des spécialistes découvraient de nouveaux éléments sur un sujet.

« Mais en réalité, la question n’est pas de savoir s’il était insubmersible, mais pourquoi il a coulé. Et cette réponse est très simple. Parce qu’il voguait sur l’Océan, et que l’Océan est bleu. Les mauvaises langues nous rappelleront que de nombreux bateaux n’ont pas coulé, et que ceux qui l’ont fait étaient juste pris de malchance. Mais sur le même principe, nous pouvons rétorquer que ceux qui sont rentrés au port étaient simplement plus chanceux que les autres. »

 

Eddy arrêta là sa lecture. C’était vraiment un ramassis d’âneries. Sur l’écran de télévision, Mini-truc venait de se faire emprisonner dans une cage bleue, dont il sortit après l’avoir repeinte en rouge. Eddy soupira, éteignit le poste. Mini-truc, ce n’est plus ce que c’était.

 

Le lendemain, après avoir écouté tout en travaillant une émission appelée « Bleuir de peur » qui retraçait toutes les catastrophes ayant eu lieu à cause de la couleur bleue, Eddy décida d’aller se promener dans la rue. Dehors, des affiches d’un rouge éclatant contrastaient avec la grisaille des murs. Le jeune homme vit les punchlines, écrites en couleurs vives : « Supprimons le bleu », « Anti-bleu », « La couleur du Mal ». Eddy les ignora de son mieux et décida d’acheter son journal sportif préféré, Unis autour du sport. A la une, les résultats de l’équipe de France suivis d’une question : La couleur de leurs maillots a-t-elle un lien ? Eddy lu l’article rapidement, puis posa le journal sur une étagère et n’y pensa plus.

 

 Ce soir-là, il reçut un appel de la chaine de télévision U. La femme qu’il avait au téléphone avait entendu parler de ses talents de graphiste et voulait qu’il fasse des affiches qui seraient collées dans la rue pour faire la publicité d’un nouveau show sur la chaine. Il avait carte blanche, elle et ses collègues n’avaient qu’une exigence : pas de bleu et un U rouge dans un coin. Les affaires ne marchaient pas fort. Eddy accepta.

 

Le jeune homme se mit à suivre avec plus d’attention les informations anti-Schtroumpfs. Quand il s’en rendit compte, il essaya de se convaincre que c’était par professionnalisme. Après tout, le show dont on lui avait parlé avait pour but de faire participer les gens les plus banals au débat. Eddy voulait mieux comprendre ceux qui lui avaient demandé ce travail. Mais la réalité était qu’à force d’être entouré en permanence par ces « bleuistes », Eddy ne savait plus que croire. Ceux qui démentaient en alignant des preuves, ou ceux qui affirmaient en alignant tout autant de preuves ? Il finit par s’en ouvrir à une de ses amies, Ada, qui, en tant que journaliste, s’y connaissait sur le sujet.

-Les « bleuistes » ! disait-elle avec dédain. C’est bêtise et compagnie ! Et surtout la chaine de Red ! Celui-là, il me sort par les yeux.

-Alors… Ce n’est pas vrai ?

-Evidemment que ce n’est pas vrai ! Tu as déjà entendu parler de choses qui portent vraiment malheur ? C’est juste un moyen de se faire du fric et de vendre de la peur. Quand les gens ont peur, ils sont prêts à tout.

-C’est quand même des journalistes, ils doivent vérifier un minimum leurs informations.

 

Ada le regarda avec un mélange de mépris, de pitié et de colère :

 

-Donc si j’écris dans mon journal que tous les gens dont le nom commence par un E sont des extraterrestres, ce sera vrai ?

-Pourquoi tu marquerais une idiotie pareille dans un de tes articles ? rétorqua Eddy

Ada éclata de rire :

-Il y en a bien qui marquent dans le leur que la couleur bleue est une abomination. Et pourtant, les gens les croient.

-C’est parce qu’ils sont convaincants.

Ada l’avait fixé, toute trace d’amusement disparut de son visage :

-Rassure-moi, tu n’es pas « bleuiste » quand même ?

 

Eddy l’avait rassurée, puis il avait pris congé, aucune réponse claire dans la tête. Ce soir-là, il avait regardé un débat entre deux scientifiques.

-Ces théories « bleuistes » sont vraiment stupides ! C’est comme le chiffre 666, comment une couleur ou un chiffre pourraient porter malheur ?

-Je vous concède que 666 est une affabulation, mais la couleur bleue est un réel danger.

 

Eddy ne savait plus que penser. « Bleuiste » ou pas « bleuiste » ? Vrai ou faux ? Si quelque chose portait malheur, même si ce n’était pas avéré, mieux valait ne pas prendre de risques. Dès qu’il eut un peu de temps libre, il débarrassa son appartement de tous les objets bleus. Il spécifia sur son site et sur ses réseaux sociaux qu’il ne fournirait plus aucune commande comportant cette couleur. Puis le jeune homme jeta les aliments ayant un emballage bleu et en racheta d’autres. Ce n’était pas un problème : il se rendit vite compte que certaines marques avaient changé la couleur des emballages de leurs produits, que ce soit pour élargir leur clientèle, ou parce qu’ils partageaient les opinions des « bleuistes ».

 

Le soir même, Eddy reçu un appel courroucé d’Ada. Elle avait vu le message qu’il avait posté sur les réseaux sociaux.

-Et dire que tu m’as dit en me regardant dans les yeux que tu n’étais pas « bleuiste ». Mais tu es comme tous ces espèces de complotistes.

Il tenta de se défendre :

-Il y a des études qui…

-Il y a des études qui prouvent que la terre est plate ! Je t’avais pourtant dit que tout ça n’est pour eux qu’un moyen de se faire du fric. Tu as conscience d’être un mouton j’espère ?

Un long silence s’ensuivit. Quand Ada reprit, sa voix était d’une infinie tristesse :

-Je pensais que tu étais plus intelligent que ça.

-Ne me dis pas ce qui est intelligent ou pas. Je ne pense pas exactement comme toi donc je suis forcément débile ?

Et il lui raccrocha au nez.

 

                 Ada était en colère. Contre Eddy, bien sûr, mais surtout contre elle. Qu’est-ce qui lui avait pris de lui parler comme ça ? C’était son meilleur ami, « bleuiste » ou pas. Elle avait voulu l’appeler le lendemain pour s’excuser, mais pas moyen de le joindre. Il l’avait bloquée sur les réseaux sociaux, ne répondait pas à ses messages, ou alors pour lui demander d’arrêter d’essayer de le contacter. Quand elle frappa à sa porte, il la lui claqua au nez. Il changea de numéro. Ada essaya de contacter leurs autres amis communs, mais il n’y en avait pas beaucoup. Et les rares qui lui répondirent habitaient à plusieurs centaines de kilomètres de là. Ada devait souvent renoncer à les voir pour travailler aussi dur que possible à la rédaction. Son journal était en passe d’être racheté par l’entreprise de Robert Red, et la jeune femme faisait tout son possible pour ne pas céder du terrain aux « bleuistes » tout en essayant de garder son travail. Un soir, après une journée éreintante, Ada alluma la télévision. Elle ne le faisait plus que rarement, déprimée de voir des « bleuistes » à l’écran, ou des scientifiques qui expliquaient à quel point le bleu était mauvais. Quelle ne fut pas sa surprise de voir Eddy à l’écran. Il participait à une manifestation en faveur de la repeinte de la mer avec des milliers de litres de colorant rouge que vendait gracieusement Robert Red. Quand ils auraient gagné, ce serait au tour du ciel. Ada appuya sur la télécommande et l’appareil s’éteignit. Elle se sentait triste tout à coup. Elle sentait que son ami était perdu dans l’immense machine de l’information qui transformait le faux en vrai et le vrai en doute. Elle ne savait pas quoi faire. Elle retourna au journal.