Justice pour un souffle de vie

Nouvelle écrite par Émilie SICOT

sur le thème « La justice internationale, outil de lutte contre l’impunité ? »

 

Je ne voulais pas m’aventurer dans cette affaire. Tout juste avocate, ce fait divers me sautait à la figure, recevant ce souffle de boomerang, comprenant que l’ombre de mon passé revenait me coller à l’esprit et sur cette peau que j’ai pourtant crue tanner. 

Ils sont tous là. Des curieux, des journalistes de tout poils, des gens de toutes sortes. Comment savoir lequel va le mieux retranscrire la nécessaire diffusion d’une justice qui doit être rendue, prise en compte. Je me revois assise derrière mon bureau, voyant au mur mon parcours en diplômes : avocate, défendre des causes justes. Et là, dans ma bannette à courrier, voici la drôle de missive que j’ai reçue : Madame, j’ai eu l’occasion de venir écouter vos plaidoyers alors que vous défendiez de vraies victimes. Vous ne mentiez pas ; ne sembliez pas rentrer dans le moule de celui ou de celle dont vous preniez la défense. Je souffre et vous êtes mon souffle dernier. Celui qui pourra peut-être me rendre à la vie. Alors que je vivais en Ukraine. Je ne raconte plus ce qu’il s’y est alors passé au tout début de la guerre. Moi qui croyais que les femmes, les hommes et les enfants étaient protégés de mauvais destins qui feraient de leurs vie un Enfer sur Terre. Il y a des lois, des actions mais si peu de bruits lorsque cela touche des enfants. J’ai attendu quelques courtes années avant d’écrire. Je suis française maintenant, en sécurité d’apparence mais toujours une ombre pèse sur moi et certainement sur d’autres qui ne parlent pas. Il y a maintenant 17 ans que la guerre est terminée dans mon ancienne patrie. 17 ans que je survis. J’avais 5 ans lorsque…

Là, l’insoutenable arrivait. Mettre un point d’honneur à stopper ce silence qui entoure de telles situations. 5 ans, un bébé. Des bébés. Des civils furent pris comme butin de guerre pour distraire les troupes militaires. Il n’y a pas que de bons soldats. Il y a les limites dépassées, les horreurs où le pouvoir détourne les yeux. Des bébés, des mères, des pères. Pour ces derniers, le compte est vite réglé, un mur, une rafale, terminé. Pour ceux qui restent, seul horizon possible d’une épouvante cousue de main d’hommes jeunes. L’hiver, le froid, l’alcool, allons donc, des excuses, des balivernes, des conneries, personne ne veut voir ou un peu. Ici et là, un titre de journal et le lendemain, un autre titre. Les journaux sont des strates de mots sans que parfois l’on y prête quelque conscience. Je ne peux pas aller plus loin. Il y a elle et moi. Son histoire, la mienne. Ses 5 ans, les miens. Au-dessus de mes forces. Un diplôme ne changera rien. Mon corps se paralyse à lire la suite car les deux petites filles se rejoignent, comme si elles étaient jumelles. Une gémellité d’un autre temps ou de toute éternité. Je revois des scènes d’un passé que j’avais enfoui. Chez mon grand-père, en garde, et des « chatouilles » à répétition comme dans le film au cinéma. L’abus sexuel qui fait du mal aux oreilles. L’enfant que je fus, subissait de l’âge de 5 ans à celui de 9 ans des viols d’un homme qui aurait dû être protecteur. J’ai alors appris que je n’y fus aucunement responsable. Il menaçait, mentait, manipulait, j’avais peur. Alors … Katarina, mon double de l’ombre. A 22 ans tu m’écris et déjà me livres ta confiance. Au début, par crainte du passé, j’ai chiffonné de rage ta lettre. Elle gisait sur mon bureau, là devant moi. Puis, je la repris, la repassai avec la paume de ma main. Quand j’entends à nouveau ta voix. Les soldats sont arrivés. A coup de crosse, ont séparé les hommes de leurs femmes. Mon papa est tombé avec les autres dans un bruit de pétards, pas ceux d’une fête. Maman, ma sœur et moi avons été mises dans une pièce avec les autres du village. Ça tapait, ça criait, sans comprendre ce que nous avions fait. Quand papa gronde c’est qu’on a fait une bêtise. Mais, là ? Ils prennent maman, elle hurle, elle a mal. Je suis dans un coin de la pièce en espérant devenir invisible comme dans les dessins animés. Mais une grosse main aux ongles noirs m’attrape et me soulève de terre. Maman hurle, ma sœur n’est déjà plus là. Je la vois par terre, près d’une porte de cette maison où nous avons tellement ri avant. Elle ne bouge pas et du rouge sort de sa tête, de ses jambes. Une table, je suis couchée sur une table. Je reçois une gifle et je ne comprends pas ou comprends qu’on tue l’enfant en moi… Voilà, madame, aidez-moi à rendre justice à la petite fille que j’ai été, à ma maman assassinée, à ma sœur et aux autres femmes violées par ces gens en habits de camouflage. Je prends cette affaire sans réfléchir. Comme si c’était mon chemin. Lequel ? Parfois, il ne faut pas analyser.

On peut se tromper. La France a adopté une loi « créant un pôle spécialisé pour lutter contre les crimes contre l’humanité, les délits de guerre et les crimes de guerre.

Mesdames et Messieurs les jurés, comment laisser sur le bord de nos routes de vies des victimes de ces crimes. Des personnes brisées de l’intérieur, pour cause de crime de guerre. Une sorte de dérapage commis par ces soldats pour se donner du cœur à l’ouvrage dans un monde de chaos. Ajoutons du chaos au chaos et cela passera inaperçu. Bien entendu, les civils sont en première ligne. Des pères, des frères, des oncles qui n’étaient alors devenus que des monstres ont soudainement violés pour se soulager ; une distraction pour encaisser la guerre ? Cinq ans ! cinq ans et le corps et l’esprit ont tout enregistré sans comprendre. Y a-t-il au moins quelque chose à comprendre ? Nous sommes à l’ère du téléphone portable et des technologies, celles que l’on emporte avec soi, partout et même dans l’horreur. Des complices ont filmé et ont oublié leurs films. Une chance venue de la maison d’Hadès, famille d’Arès, dieu de la guerre. Près de sa balance, Thémis doit rendre justice en étant pleinement consciente, ouvrant grand ses yeux à ce qu’il s’est passé dans ce village d’Ukraine, il y a 17 ans. Victime, Katarina est une victime d’une guerre qu’elle n’a pas créée, d’une politique dont elle n’est pas responsable avec ses semblables et toutes ces femmes et enfants de notre monde. Elle n’a pas choisi la voie de la vengeance mais celle de la justice rendue par les hommes. Accordons-lui la vie qu’elle a le droit d’avoir.

Alors, Mesdames et Messieurs les jurés, Monsieur le Président, vous tous ici réunis, faisons en sorte d’appliquer ce droit international aux bourreaux, toujours en vie et ayant rejoint une routine de bons citoyens mettant en bière les actions d’un passé vieux de 17 années. Il est écrit que « La notion de crimes contre l’humanité s’applique également en temps de paix. » Les coupables identifiés, sont assis devant vous comme Katarina que je représente. Aussi, en vertu de l’article 461-4 qui exprime que le fait de forcer une personne protégée par le droit international des conflits armés à se prostituer ou de la contraindre à une grossesse non désirée ou de la stériliser contre sa volonté ou d’exercer à son encontre toute autre forme de violence sexuelle de gravité comparable est punie de la réclusion criminelle à perpétuité, nous réclamons que justice soit faite.

Cette perpétuité n’a rien de comparable à la plaie béante infligée par les crimes commis lors de cette guerre. Pour mémoire, rappelons que « Les crimes de guerre sont des violations « des lois et coutumes de la guerre » définies par les Conventions de Genève et de la Haye : ils comprennent les attaques délibérées contre des civils, la torture, le meurtre ou les mauvais traitements infligés aux prisonniers de guerre. »

Pour toi, mon double d’outre-tombe, en moi ou à l’extérieur de moi, de deux histoires ne faisant qu’une, j’ai pris la parole. Je l’ai donnée. J’ai pris tes maux, les ai transformés en mots, c’est le début d’un acte juste qui doit se multiplier. Ta lettre est encadrée, c’est elle qui m’a façonnée, témoin indélébile de combats à mener.