Nouvelle écrite par Jeanne DREYFUS-CHAUVAT
sur le thème « La grande pauvreté, une violation des Droits Humains »
Attendre, attendre encore et toujours. Pour tout, pour rien. Attendre dans le froid, dans le vent ou en plein soleil. Attendre une fin ou un nouveau départ. Attendre que le jour se lève ou qu’il s’éteigne à jamais.
De toute façon il faut attendre pour tout, tous les jours. On attend dans la rue, pour un peu de nourriture réchauffée, probablement un des seuls repas de la semaine qui n’aura pas le goût de la mort et l’odeur du désespoir. On attend un logement, un toit sous lequel se reposer. Il arrive que l’on se retrouve sur une liste d’attente imaginaire et que l’on attende désespérément pendant des mois un port auquel s’amarrer qui refuse d’apparaître à l’horizon.
Et puis les jours passent et on continue à attendre. La nuit on attend le sommeil comme on attendrait un ami qui passerait seulement fugacement dire bonjour et qu’on ne voudrait surtout pas rater ; mais on attend aussi le danger qui l’accompagne presque toujours. Des dangers aussi nombreux que vicieux. Caché dans une ruelle ou derrière une poubelle, on attend, à l’aguet, que la nuit passe en tremblant de froid ou seulement de peur.
On attend les rares rendez-vous chez les assistantes sociales qui redonnent de l’espoir ou pas, en fonction des nouvelles. On attend, qu’enfin son dossier passe dans les méandres infinis des administrations et qu’il atteigne le fonctionnaire qui validera peut-être l’aide demandée depuis déjà plusieurs mois et sans laquelle il est difficile d’espérer construire un quelconque projet à la fois plausible et salutaire.
Souvent, on attend seul près d’un lieu stratégique, assis pour les plus “chanceux” sur un bout de couverture, qui a déjà vécu plusieurs vies, que d’autres s’arrêtent et nous donnent une ou deux petites piécettes qui paieront un sandwich, une petite bouteille d’eau. Pour certains, la seule solution est d’attendre l’oubli, une bière ou quelque chose de beaucoup plus fort.
Parfois on attend seulement un sourire ou un peu de reconnaissance. On attend un contact avec quelqu’un d’autre que nous-même, deux minutes de paroles échangées avec quelqu’un comme nous, qui, pourtant, a une vie si différente. Deux petites minutes de convivialité partagées avec un parfait inconnu que l’on ne recroisera peut-être plus jamais. Deux minutes de notre journée qui ne seront pas passées à attendre quelque chose dont nous ignorons la nature.
On attend aussi de se sentir digne de nouveau du regard des gens voire de leur soutien et de leur admiration. Attendre de se sentir accepté et de s’accepter soi-même, de passer l’épreuve du miroir et de l’introspection.
Le terme “attendre” désigne assez bien notre condition puisque toutes nos journées ne sont qu’un long moment d’attente vers la suivante. L’attente renvoie toujours aux périodes de mouvement, de changement, qui la précèdent et la suivent. Personne ne supporterait d’attendre sur le long terme s’il n’espérait pas que cette attente ait été utile à quelques changements dans sa vie ou dans celle des autres. On attend un espoir ou l’on attend avec espoir. L’attente et l’espoir sont deux concepts que je pense fondamentalement liés l’un à l’autre. C’est pourquoi j’écris ce témoignage. Ce témoignage qui pourrait n’avoir ni nom ni visage. Un témoignage d’une flamme éteinte et pourtant brûlante, d’un espoir étranglé qui renaît chaque jour de ses cendres. L’histoire d’un combat quotidien pour sa survie et celle des autres. Et surtout un pan de la vie d’un humain, une histoire criante d’injustice et de colère. Mais aussi peut-être un appel à l’aide lancé telle une bouteille à la mer dans un océan d’indifférence.
Ceci est mon témoignage. Je suis Aisha Bishara, j’ai 29 ans et je suis diplômée d’un master en lettres à l’université D’Artois près de Lille. J’écris car j’ai vécu l’horreur de la rue pendant trois ans autour de la station République, à la limite entre le 3e, le 10e et le 11e arrondissement de Paris. Trois années au cours desquelles j’ai dû ravaler mon ego et ma fierté pour faire la manche au croisement entre la rue Beaurepaire et la rue Albert Thomas tous les jeudis et vendredis après-midi où vous m’avez peut-être croisée sans me voir un jour de pluie où je m’abritais sous la devanture du Mellotron qui a fermé près de six mois avant mon arrivée dans les rues de la capitale. Trois années où je me suis présentée avec une régularité d’automate aux distributions de plats chauds et de fournitures organisées par les associations humanitaires. Trois années durant lesquelles j’ai lutté chaque jour pour ne jamais perdre totalement espoir.
Et puis un beau matin d’avril, un sourire qui a fait place à beaucoup d’autres. Ce sourire est celui de Camille Brigeau, une journaliste qui fait également du bénévolat dans les associations que j’ai côtoyées et qui m’a donné une carte de bibliothèque en me disant que, si je le souhaitais vraiment, je pourrais reprendre mes études qui s’étaient arrêtées brusquement à la fin de ma première année de licence à la suite d’un arrêt définitif de ma source de revenus. Dans un premier temps j’ai ri, pas un rire cristallin d’enfant. Non. Le rire cynique qui vous prend à la gorge quand vous avez vécu un trop grand nombre d’évènements qui vous ont blessée au plus profond de vous-même. Puis voyant qu’elle croyait réellement ce qu’elle disait, j’ai décidé, dans un espoir fou, d’accorder une chance à cette flamme qui venait de se rallumer en moi et je me suis rendue le lendemain et les jours d’après à la bibliothèque Claire Bretécher où j’ai reçu le sourire d’une professeure de lettres. Ces deux vrais sourires reçus en l’espace de quelques jours à peine et tous ceux qui ont suivi mais aussi la validation de mon dossier par un fonctionnaire inconnu dans un bureau à l’autre bout de la France, m’ont permis, petit à petit, d’avancer à un rythme d’abord timide dans la reconstruction d’une vie stable et sereine et dans ma réinsertion progressive à ce monde en perpétuel mouvement qui, je croyais, m’avait échappé pour toujours trois ans auparavant lorsque mon monde s’était effondré autour de moi.