Entendez vous ces voix

Nouvelle écrite par Paul COSME

sur le thème « La justice internationale : un outil de lutte contre l’impunité ? »

 

J’aime mon pays. J’aime ses montagnes rouges qui émergent du désert au petit matin. J’aime ses villes parfois pittoresques, ses mosquées multicolores. Je l’ai connu. J’ai assisté à chaque changement. Je ne suis pas naïve, enfin je crois. Je sais que nous sommes loin d’être parfaits. Mais mes arrières-arrières-grands-parents y sont nés, et tous mes ancêtres m’ont transmis l’amour pour les dattes, l’amour pour mon pays. Cependant il a disparu. Ce sentiment de fierté qui m’envahissait à chaque fois que je voyais un drapeau afghan, à chaque fois que j’entendais les bruits de Kaboul résonner à mes oreilles, s’est volatilisé le jour où ils sont arrivés. Encapuchonnés, des pieds à la tête, braillant sur leurs Jeeps. Ils ont réduit à néant les efforts que nous avions si durement accomplis pour notre patrie. Ils ont débarqué avec des machines qui faisaient comme des tambours. Je sais que ce n’étaient pas des instruments de musique… Ils ont massacré, pillé, prétextant la volonté d’Allah. Et ils nous ont bannies du regard des hommes. Ils nous ont tout d’abord empêchées de nous rendre au travail. Cela ne leur a pas suffi. Il y a eu cette omniprésence masculine à nos côtés et j’ai commencé à détester mon mari. Je les hais pour ce qu’ils me forcent à haïr, mon pays, ma famille. Ça ne s’est pas arrêté là. Ma colère s’est transformée en une rage indicible lorsqu’ils ont enlevé ma fille de l’école. Ils ont utilisé ses doigts, ses longs doigts qui virevoltaient autrefois sur le piano familial, pour construire des bombes. Nous avons dû dire adieu à toutes nos libertés. Nos droits, refoulés. Je les hais pour ce qu’ils m’obligent à faire. Je les hais car je ne reverrai plus mon enfant si précieux.

            Il ne faut que quelques pas après ma sortie pour que les premiers cris retentissent. Stupéfaction. Indignation. Admiration. Je respire. J’écoute. Je sens. Ça y est. J’entends les premiers bruits de pas derrière moi. On me saisit. Qu’importe, moi, femme afghane, j’ai de nouveau senti ma chevelure flotter, libre, au vent.

Le soleil montait à l’assaut d’un ciel azur, embrasant de son éclat rougeoyant les timides feuilles d’un tardif automne. Cependant, l’air était rêche en ces terres d’Israël et le vieil homme assis sur son banc ressentait un besoin impérieux de se désaltérer. Il ne parvenait pas à se défaire de ce sentiment de malaise. Des basses semblaient monter des profondeurs de la terre, tel un géant voulant se réveiller. Mais ce n’était pas la musique du festival qui l’inquiétait, qui lui tordait les entrailles. Cette sorte de sixième sens ne l’avait jamais trompé. Il se souvenait de cette sombre nuit d’hiver 1942 dans sa chair, dans son âme. Elle hantait et ses pensées et ses rêves.

            Le tee-shirt blanc du garçon tira le vieil homme de sa triste époque. Ce tee-shirt blanc l’obsédait. Il lui rappelait des temps joyeux, des temps de paix et d’amour. Peut-être était-ce celui que sa femme portait jadis. Cette sorte d’hypnose s’accentua lorsque le garçon commença à danser au rythme des percussions. Il tournait, sautait. Il était englouti par la foule, recraché, puis de nouveau englouti. Ce manège continuait sans que jamais il ne se lasse. Il n’était qu’un parmi tant d’autres, mais le vieil homme ne voyait plus que lui, ou plutôt son tee-shirt blanc. La première déflagration retentit. Le vieil homme ferme les yeux. Il sait ce qui va se passer, lui qui a déjà assisté à tant de carnages. Des cris. Et d‘autres détonations. Il espère qu’il oubliera s’il survit. Il n’oubliera pas.

            Il ouvre les yeux, comme si c’était la première fois. Mais ce n’est pas le spectacle d’un monde prometteur qui s’offre à lui. C’est un monde où la violence prime, partout et sur tout. Qui le contredira ? Il est seul avec ces corps inanimés. Il n’aura pas besoin d’étoile pour se souvenir, juste ce tee-shirt blanc devenu rouge.

 

            Je n’ai que douze ans. Je rêve d’être astronaute ou cosmonaute, je ne sais plus quelle est la différence. La lune a toujours été mon objectif, Qamar. Mais s’il y a une chose que je sais, c’est que je vais mourir dans les quelques heures qui viennent. Ce n’est pas une hypothèse. Je le sens dans mon ventre. Je commence déjà à ne plus rien sentir, pas la faim et pas la soif. Cela fait plusieurs semaines que nous sommes privés de nourriture, d’eau, d’essence. Les chemins accueillent de plus en plus de souffrants, de malades. Et il ne faut pas oublier les bombardements. Le vrombissement des drones retentit chaque seconde au-dessus de nos têtes. Tout le monde se demande s’il vont exploser maintenant. La peur est permanente, partout. On peut presque la humer. Et pourquoi ? Je ne sais pas exactement. Une histoire de Dieu, ai-je entendu. Une histoire de territoire. Pourquoi ? Depuis j’’ai arrêté de prier et je n’ai plus eu de maison.

La douleur a disparu. Mon visage craquelé ne me fait plus mal. Je pense que je suis prêt. Je n’attends plus que cette heure, cette heure fatale pour enfiler mes larges bottes. C’est bizarre, je suis presque impatient de mourir. Impatient de mourir…quelle drôle d’idée. Pourtant, j’en ai envie. Quitter ce monde que je n’ai jamais demandé, quitter ce monde que l’on m’avait vendu étincelant. Malgré ma naïveté, je sais que c’est faux. Les seules étincelles sont celles des armes à feu et des incendies. Je ne rêve que de cette planète grise et pleine de cratères, Qamar. Voilà pourquoi mourir ne m’effraie pas. Je réaliserai mon but. Même si elle m’a déjà précédée, je me rappelle les paroles de ma mère, gravées en lettres de pierre dans mon esprit. Elle m’avait dit que la mort était un voyage, que le mort montait au ciel. Qamar.

 

            Tarushi avait appris à se faire soleil, pluie ou même arc-en-ciel. Elle avait appris à se faire bruyante, ou discrète. Elle avait toujours été dans le camp des vainqueurs, réussissant à changer de maillot si un imprévu survenait. Elle avait de quoi être fière. Un travail, un toit et des murs heureusement, et une indépendance qu’elle qualifiait souvent de totale. La seule chose qui lui manquait, c’était la sécurité. Alors, comment pouvait-elle progresser elle qui était tellement fervente de la pyramide de Maslow ? En effet, elle avait peur de ces étendues immenses, maritimes. Elle avait maintes et maintes fois regardé les images de tsunamis qui allaient toujours de plus en plus loin. Qui rasaient de plus en plus de villages. Qui rendaient orphelins, veufs, veuves, de plus en plus de gens. Et les tsunamis n’étaient pas le plus dangereux à long terme. Il y avait tout simplement la montée des eaux, dont on avait tant parlé ces dernières années, sans jamais y prêter attention. Un mètre, puis deux, puis dix. 2 000 morts par-ci, 3 000 par là. Ces chiffres n’avaient pas encore soulevé trop de vagues. Mais le pays serait bientôt recouvert entièrement. Ce n’était pas une farce, Tarushi n’y croyait pas au début, mais elle n’avait plus le choix. Elle avait tout loisir de se le rappeler lorsqu’elle sortait le matin, les chaussures dans une mare car le vent avait été un peu trop fort la nuit précédente. Une vague avait d’ailleurs balayé tout son jardin. Et la touche d’ironie par-dessus tout cela, c’était cette usine en face de chez elle, marchant à plein régime, sans jamais sembler impactée.

            Tarushi avait cru sa vie parfaite, enfin dans la limite du possible. Cependant, elle sentait qu’il lui manquait quelque chose, d’essentiel en ce moment. Elle n’avait pas appris à se faire poisson.

 

            Le silence respectueux s’effrita en une multitude de chuchotements lorsque l’homme finit sa tirade. Comme tous ceux de sa profession, il était vêtu d’une longue robe noire avec un col blanc. Mais c’était sa prestance, son aura, qui le distinguaient de tous les autres. Et des yeux, des yeux qui ont assisté à toutes les horreurs du monde de près ou de loin, sur le terrain ou sur le papier. Il scruta chaque personne installée, chaque juge, de ses yeux d’acier. Enfin, il se racla la gorge et tous comprirent. Une chape de plomb tomba même sur les bouches les plus exercées aux spéculations et commérages.

« Entendez-vous cette mère afghane, ce vieillard juif, cet enfant palestinien et cette femme sri lankaise ? Entendez-vous ces peuples qui se soulèvent, qui crient, qui hurlent, sans jamais être entendus ? Entendez-vous cette voix, ces voix d’espérance aussitôt muselées ? Pour tous ceux-là, quatre humains, et pourtant une multitude, je vous demande de lever le poing, car la justice est leur seul camp. »