Debout dans le froid du monde

Nouvelle écrite par Marion Delannoy

sur le thème « La grande pauvreté, une violation des Droits Humains »

 

Collioure, 27 octobre, 20h
« Notre histoire n’aurait jamais pu finir, dans le calme et la tendresse… « 
La voix de Tristan se brisa dans le soir qui tombait. Il se dit qu’il allait bientôt ranger, remballer son synthétiseur, et quitter les lieux. Le soleil couchant combattait encore avec l’océan, et les dernières notes de sa mélodie accompagnaient l’astre dans les derniers instants de sa lutte.

« Je n’avouerai jamais que certaines de mes propres émotions m’effraient… »
Dieu que cette phrase faisait mal, car il savait à quel point elle était vraie ! Il avait cru en l’amour, en la vie, en la beauté, et aujourd’hui il était seul, dans la rue. Il se souvenait soudain au crépuscule de leur histoire, de leurs folies, de leurs nuits vagabondes, alors même que ses parents avaient coupé les vivres depuis qu’ils avaient appris que ce n’était pas « elle » mais « il ». Et puis la rupture, la désillusion et le retour à une réalité qui depuis ne l’avait plus épargné. A l’autre bout de la France, orphelin de l’amour qu’il avait bien trop donné, sans toit, sans famille, humilié.

« …je te déteste comme cette phrase qui dit, c’était trop beau pour être vrai. »
La musique s’arrêta sur ces mots, ce refrain qui entaillait le cœur de Tristan d’une façon bien plus profonde que le froid qui s’invitait déjà, dans la fraîcheur de cette soirée, que délaissaient les derniers vacanciers. C’est vrai qu’en cette fin d’automne la station balnéaire était bien moins vivante que l’été, mais il s’était dit qu’il allait tout de même tenter sa chance. Les enfants étaient toujours là, avec leur glace en toute saison, les couples s’embrassaient, et lui était là, seul face au bonheur du monde, avec dans son chapeau seulement quelques pièces insuffisantes pour manger ce soir. Il se dirigea vers les Restos du cœur et s’arrêta un instant pour admirer le coucher du soleil qui s’achevait. Un crépuscule où le sublime se conjuguait à l’infini, déclinant un spectacle fantastique aux couleurs orangées.

Il faisait froid, mais Tristan reprit la route avec sur les épaules, son piano électrique, son micro, ses regrets, ses mélodies et ses rêves par milliers.

Paris, 26 novembre, 16h
Marie regarda la facture. Soupira et la regarda de nouveau. Elle ne pourrait jamais la payer. Ses maigres revenus ne suffiraient pas à couvrir toutes les dépenses du mois pour elle et sa fille.

Elle jeta un coup d’œil à sa montre, elle ne devait pas être en retard pour aller la chercher à l’école ! Elle était son phare, son repère, son unique certitude, sa raison de vivre que rien ne pouvait ébranler. Elle aurait bien dit que les hommes étaient tous les mêmes, que son mari l’avait abandonnée à la naissance de Lilia, mais Paul était mort dans un accident de moto, alors que leur fille n’avait que trois mois. Au fardeau de la souffrance s’était bien vite ajouté celui du quotidien, devenu un enfer. Impayés, impôts, loyer, elle n’y arrivait plus, c’était bien trop dur, et elle avait multiplié les petits boulots pour survivre dans la jungle parisienne.

Trois appartements plus tard, une dizaine de contrats à durée déterminée, elle était effondrée par le prix du gaz, qui avait encore augmenté. Mais elle tiendrait bon, ne serait-ce que pour ce petit bout de lumière qui lui tendait les bras alors qu’elle l’attendait ! Du haut de ses trois ans, la fillette courut jusqu’à sa mère puis demanda à aller au parc. Marie s’assit pour la surveiller et un air lui revint : « À m’asseoir sur un banc, cinq minutes avec toi, et regarder ma vie tant qu’y en a.… » Car oui, de la vie, il y en avait encore, alors Marie voulait y croire. Un peu plus, pour la rendre heureuse, cette petite elle-même qui était son tout. Après tout, c’était la trêve hivernale, personne ne pourrait les expulser et elles conserveraient l’appartement suffisamment longtemps pour qu’elle trouve un travail stable ! Elle se souvint de la proposition qu’on lui avait faite de donner des cours de français dans une organisation qui pourrait un peu la rémunérer. Oui, elle y réfléchirait.

Marie frissonna. Il faisait froid, mais elle voulait y croire car le sourire de Lilia donnait des ailes à leur situation d’oubliées.


Lille, 3 janvier, 12h
Tom se redressa péniblement, et sentit la douleur revenir plus vive qu’elle ne l’avait jamais été. Quelle erreur de s’endormir ainsi, en pleine journée ! Il n’était plus tout jeune et son dos le faisait atrocement souffrir. Il savait que ne rien faire n’arrangerait rien mais quel autre choix avait-il ! Il ne pouvait pas bouger, à peine parler, et le sort semblait s’être acharné. Sorti avec de graves séquelles d’un accident du travail, il avait tout perdu, emploi, revenus, et il n’avait plus de famille qui aurait pu l’aider. Travailler sur un chantier, quelle folie ! Les passants passaient, et il riait seul de la formule. C’était bien là leur but, à ses passants, et s’ils pouvaient s’arrêter, ils s’appelleraient sûrement autrement ! Son rire fit s’écarter un couple, avec un jeune enfant dans une poussette, eux aussi pressés. Il se remémora une chanson, entendue un jour dans un bar, après une journée de travail :  » Si je m’endors me réveillerez-vous ? Il fait si froid dehors, le ressentez-vous ? »

Oui, il faisait décidément très froid dans ce quartier de la gare, et sa maigre couverture était pleine des trous que les blessures de la vie avaient faites à son âme. Et pourtant… Il se souvint, par il ne sut quel prodige, de la suite de ce refrain entendu il y a si longtemps, dans une autre vie lui semblait-il : « Il fut un temps où j’étais comme vous, malgré toutes mes galères, je reste un homme debout… »
C’est à ce moment-là qu’un homme arriva et lui offrit un croissant chaud, sorti tout droit de la boulangerie à laquelle il était adossé. Encore fumant d’humanité… Un sourire, et le passant qui s’était arrêté s’en est déjà allé, rattrapé par la vie qu’il avait l’espace de quelques instants suspendu pour Tom, qui le remercie sans mots d’une larme qui ne veut pas couler.

Il faisait froid en ce matin de janvier, mais c’était toute la ville qui semblait par ce geste s’être soudainement réchauffée.

Chambéry, 14 mars, 10h
Elle n’avait plus besoin d’avoir peur, se répétait Halima à longueur de journée. Et pourtant, chaque jour était une épreuve, un parcours du combattant. Elle avait quitté le Nigeria il y a plusieurs mois déjà, mais elle avait toujours en elle cette crainte d’être renvoyée à la case départ. Cette crainte des passeurs, de l’illégalité, de l’incertitude, de l’exploitation. Elle prit son fils dans ses bras et le berça doucement. Félix avait à peine deux mois, et était né seulement quelques semaines après son arrivée en France. Elle avait donc voyagé seule, enceinte, pour espérer trouver de quoi vivre, dans ce pays si lointain et prometteur.

Alors que l’enfant se mettait à pleurer, elle se souvint tout à coup de son séjour en Italie. La haine, le racisme, la difficulté à être, à exister tout simplement, le jugement des autres qui blessait, heurtait, frappait et humiliait plus violemment que tous les cris du monde. Elle se rappela ce jour où un homme avait quitté le banc où elle s’était assise. Ce regard ne la quitterait plus jamais.

Au moment de cette douloureuse réminiscence, ce fut un tout autre regard qu’elle croisa. Celui de son fils, son bébé, son amour, qui lui donnait la rage de se battre. Félix, sa chance, sa joie, son futur et son espoir. Elle repensa à une chanson entendue un jour, dans la voiture d’une jeune femme qui lui rendait visite régulièrement et avec qui elle avait tissé une profonde amitié : « Il y a des humains derrière les regards ». Elle commençait à bien comprendre le français, elle prenait des cours et était assidue. Elle ne voulait pas être un chiffre, une statistique, elle voulait s’en sortir et elle s’en sortirait!

Quand elle était arrivée, elle avait été aidée par des bénévoles de La Sasson, un organisme qui fournit des logements d’urgence. Grâce à eux, à leur gentillesse et leur patience, elle avait un appartement décent, des aides pour elle et Félix, comme des habits, de l’argent mensuel pour la nourriture… Dans quelques jours, elle se rendrait à l’OPFRA, pour raconter son histoire et espérer obtenir l’asile. Elle se battrait, oui, ne serait-ce que pour ce minuscule bonhomme qui lui souriait de ses grands yeux émerveillés. Il faisait encore froid en ce mois de mars, mais Halima voulait y croire, et l’espoir la réchauffait.

Quelque part, un jour, à un moment de la journée…
Tristan remballait son piano et sourit au guitariste qui l’accompagnait. Il éclairait mieux ses soirées que n’importe quel coucher de soleil désormais…

Marie regardait Lilia toucher les nuages avec sa balançoire. Elle revenait de sa journée de travail, où elle avait été très heureuse des progrès de ses élèves, attentifs derrière leurs cahiers et leurs livres.

Car comme Halima, ils voulaient sortir de la précarité dans laquelle les avait plongés leur arrivée dans ce pays idéalisé. La jeune femme berçait Félix, et signa son récit avant de le tendre à l’employée face à elle.

Son regard d’espoir, c’était aussi celui de Tom, dans un centre de soin et d’hébergement créé par une association du quartier, où il logeait depuis cette fameuse nuit où une maraude l’avait trouvé frigorifié sur les pavés.

Et puis partout dans le monde, des hommes et des femmes luttaient, isolés mais loin d’être seuls. Ils sont près de 8 millions sur Terre à vivre dans la rue et tant d’autres à se battre contre la misère de leur quotidien.

Ne détournons plus les regards, et il ne fera plus jamais froid dans nos sociétés.

Osons allumer avec toutes nos petites espérances un brasier d’humanité.