Le choix

Nouvelle écrite par Kévin Rigaud, Gabin Paul, Simon Talbot, Mahé Chapouilly et Enzo Paget

sur le thème « Manifester : un droit à promouvoir et à protéger »

 

19 mars 2532

Jude courait pour tenter d’atteindre le dernier bunker abritant la vie : le bunker Est. Son oxygène s’épuisait, chaque foulée exigeait de lui un effort colossal. Depuis les terribles explosions des centrales nucléaires, la terre était devenue une planète de roche et de sable. Quelques chanceux avaient réussi à se réfugier dans des bunkers souterrains, approvisionnés en eau en abondance grâce à des lacs souterrains protégés qui n’avaient pas été contaminés par les retombées radioactives. Malheureusement, la nourriture restait problématique : des panneaux solaires extérieurs fournissaient l’électricité qui permettaient d’alimenter l’éclairage nécessaire à la croissance des plantes potagères, à l’élevage, mais, les bunkers étant surpeuplés, le rationnement était drastique.

 Quatre bunkers, les gros bunkers, ceux qui seuls avaient pu résister aux radiations, voilà ce qui restait de la Jurassique. Le bunker Nord, le bunker Sud, le bunker Est et, évidemment, le bunker Ouest.  Chaque bunker, véritable ville souterraine, avait développé une culture particulière, une religion particulière (c’était une réécriture des vieux textes, remis au goût du jour) ; même la langue finissait par devenir spécifique mais les contacts radio prouvaient que l’on pouvait encore se comprendre sans peine d’un bunker à l’autre. Sur ces quatre abris, deux perdirent la totalité de leur population au XXVème siècle : au Nord la famine décima rapidement les rescapés, trop nombreux.  Au Sud, une guerre se déclara à cause d’une mauvaise répartition des ressources, à moins que ce ne fut pour des histoires de religion, les causes n’étaient pas claires.  Ce fut un massacre et les quelques survivants ne parvinrent pas à maintenir la structure opérationnelle. Depuis quelques mois, une fuite s’était déclarée dans le bunker Ouest. Les ouvriers avaient réussi à colmater la faille avant que toute la population ne soit irradiée mais avec des matériaux de fortune :  tous savaient que s’ils ne trouvaient pas un sac de poudre d’UKB nucléaire à mélanger avec le béton, la protection serait vite insuffisante et la communauté ne tarderait pas à succomber. Le bunker Est, à six jours de marche, en possédait en grande quantité et acceptait d’en céder une partie, en échange de graines potagères.

 Le conseil avait donc décidé d’envoyer une équipe de dix adolescents, les plus endurants, pour cette mission. Jude se porta volontaire : né treize ans plus tôt dans le bunker, il ne connaissait pas la surface et voulait voir la terre du dessus. De plus, ses parents avaient été les premiers touchés avec les habitants du quartier VF38 par la radioactivité infiltrée. Lui avait été épargné car il logeait avec les jeunes en formation agronome, dans un autre quartier du bunker.  Il n’avait ni frère ni sœur (un seul enfant par couple était accepté dans le bunker, et encore, les autorisations étaient délivrées au compte goutte), pas de fiancée (il naissait étrangement bien trop de garçons dans le bunker par rapport au nombre de filles), aucune attache.  Il était également cuivré, aux yeux et à la peau cuivre, ce qui était un atout face aux radiations : les peaux claires ou noires étaient plus sujettes aux altérations, aux cancers, maladie de loin la plus répandue dans la communauté.  Et cette mission lui permettrait d’échapper à la promiscuité incessante du bunker. Les mots « espace », « solitude » n’avaient aucun sens dans ce refuge surpeuplé. Jude voulait voir ce qu’était l’horizon.  Et il vivrait une aventure, enfin !

Pour cette expédition, les dix sélectionnés, huit garçons, deux filles, étaient équipés de combinaisons protégeant de la radioactivité et de recycleurs d’air qui, théoriquement, pouvaient tenir une semaine sans que les filtres ne soient changés. Le bunker Est leur fournirait ceux du retour. Ces tenues, vestiges des années précédant les explosions nucléaires, étaient équipées de micros reliés à des opérateurs dans le bunker.

Lorsque Jude était parvenu à la surface, il avait mis un moment à s’accoutumer à la lumière, si violente, si pure. Une lumière totale. Puis il parvint à distinguer un paysage très gris, sans vie. Autour de lui, ce n’était que carcasses métalliques, blocs de roches. Rien à voir avec ces images sur les livres du XXIIIème siècle, conservés précieusement dans la Grande Bibliothèque du bunker, où l’on pouvait voir des forêts, des prairies à perte de vue. Mais Jude et ses compagnons devaient marcher, le plus vite possible, pour rejoindre le bunker Est. En effet, aucun véhicule ne pouvait se déplacer sur cette terre, hérissée des retombées des explosions. Ils ne pouvaient compter que sur leurs deux jambes.

Marcher le jour, marcher la nuit. Quelques heures de repos… Ils avaient à peine parcouru le tiers de la distance qu’ils reçurent un appel de leur opérateur : dans le bunker, c’était la fin, la fuite s’était brutalement agrandie et la radioactivité avait contaminée l’ensemble du bunker, les sols artificiels, les réserves de nourriture… Fini le bunker Ouest. Si les dix revenaient, ils n’y trouveraient que désolation, cadavres, et, au final, leur propre mort.

Jude pensa à tous ces visages qu’il connaissait, aux amis qu’il avait là-bas. Il en avait eu assez de ce bunker, avait rêvé d’autre chose et maintenant qu’il savait qu’il ne pourrait plus y vivre, mais seulement y mourir, il mesurait à quel point il aimait ce lieu, ce chez-lui. La mission était dès lors inutile. S’ils reprenaient la route, s’ils continuaient de marcher vers le bunker Est, c’était désormais pour tenter de sauver leur vie : leur unique chance était d’être acceptés dans le refuge.

Cinq jours plus tard, Jude et ses compagnons parvinrent, épuisés, à bout de souffle, devant l’entrée du bunker Est. Ils annoncèrent leur arrivée dans le micro et supplièrent le conseil de les laisser entrer.

Silence… Enfin, après quelques minutes d’attente, Jude et ses compagnons reçurent une réponse. Le bunker Est n’avait pas assez de vivres et de matériel pour accueillir dix personnes supplémentaires. Il fallait faire un choix. Quatre d’entre eux seulement ! Ils n’avaient donc pas de cœur ?

Quatre ! Et ils étaient dix ! Quatre vivraient, six périraient ! Quelle injustice ! Jude regardait ses compagnons avec lesquels il avait grandi, qu’il connaissait si bien. Soudain, il comprit que vouloir vivre impliquait souhaiter la mort de l’un d’eux. 

Par les micros de leurs combinaisons, le conseil leur demanda de se décrire. Se décrire ? En cette minute, ils étaient seulement des adolescents qui avaient besoin d’aide, des êtres humains en détresse qu’il fallait accueillir et consoler : ils avaient tout perdu, ils avaient peur, ils avaient mal. Se décrire ! Se vendre plutôt ! Qu’avaient-ils à apporter au bunker ? Chacun, les larmes aux yeux, essaya de plaider sa cause. Chaque mot prononcé avait le goût de la trahison vis à vis des camarades.
Il y avait deux filles et huit garçons. Jude était le seul cuivré, donc très résistant aux radiations, et possédait une solide formation en agronomie (dans le bunker Ouest, les enfants étaient orientés très tôt et éduqués presque exclusivement en fonction de la tâche à laquelle ils étaient destinés) : deux atouts pour le bunker qui avait besoin de nouvelles cultures nourricières. Le choix du conseil fut rapide. Jude et les deux filles furent immédiatement acceptés ; visiblement, le bunker Est connaissait les mêmes problèmes que celui de l’Ouest : trop peu de filles venaient au monde, ce qui signifiait une possible extinction de la population. Les deux compagnes de Jude étaient donc de précieuses migrantes. Parmi les sept garçons restants, le choix semblait plus compliqué. Le conseil mit du temps avant d’opter pour Oriami, un jeune adulte à la peau noire : le bunker Est ne comptait étrangement aucun individu mâle noir et l’intégration d’Oriami permettrait un apport de nouveaux gènes bénéfiques pour éviter les dégénérescences consanguines.

 Les six garçons refoulés pleuraient, suppliaient le conseil : ils mangeraient peu, travailleraient beaucoup… Rien n’y fit. On acceptait de leur donner des recharges d’oxygène pour sept jours supplémentaires, quelques provisions pour leur permettre de reprendre des forces avant le départ pour atteindre le bunker Nord, à sept jours de marche, des barres hyperénergétiques pour tenir un certain temps sur place, quelques semaines. Peut-être pourraient-ils entrer dans le bunker Nord déserté et y ramener la vie… Jude confia à l’un des sept une partie des graines qu’il avait apportées. L’espoir de les voir germer dans le bunker Nord était faible mais c’était la seule chose à tenter et surtout, il était plus facile de le croire. Avec cet oxygène et cette nourriture, le bunker s’achetait une bonne conscience. 

Jude hésita un moment : s’il entrait dans le bunker, il acceptait les règles du jeu, ces règles où une vie a plus de prix qu’une autre, un jeu où l’homme se trouve finalement réduit à une marchandise au prix affiché, il acceptait cette hiérarchie des vies humaines qui lui semblait révoltante. Il pouvait encore renoncer et partir avec ses compagnons… Mais, malgré son jeune âge, il avait conscience de la chance d’entrer dans cet abri, d’y trouver un air sain, de la nourriture, une communauté. Il voulait vivre. Le sas s’ouvrit. Jude se retourna, adressa un dernier signe à ses six compagnons. Il pénétra dans le bunker, la tête basse, honteux, coupable. Terriblement vivant.