Nouvelle écrite par Pierre FAURE-BOUCARD
sur le thème « Plaidoyer et Lobbying : jeux d’influence dans l’élaboration des lois ? »
Dans toutes ces flammes, mon esprit est enfumé.
Dans tout ce brouillard, mon esprit est embrumé. Goutte à goutte, de sueur et de doute, mon esprit fond, mon esprit coule, mais je continue. Les phrases s’enchaînent, ces mêmes phrases que j’écris encore et encore, toujours dans le même but. Les grandes entreprises me paient pour que je les représente face aux grands décideurs, pour que j’influence leurs choix politiques. Elles me paient pour défendre leurs destructions. Je suis balayeur d’états d’âme : celui dont la plume permet de ravager des vies, d’entailler la Terre, de brûler les feuilles, les fleurs, les arbres, de faire flamber l’atmosphère. Peut-être est-ce exagéré, mais mon âme, perdue, me fait tourner la tête. Et de toute façon, il est trop tard pour changer. Pour changer le cours des choses, le cours de ma vie, même celui de la planète. Alors je continue. Cinq ans dans le cabinet de défense de produits Index, cinq ans à produire des études, pour des sociétés, des politiques : cinq ans de lobbying. Sans doute plus d’études que de bons souvenirs… Rhaa !! J’en ai assez de ces pensées qui viennent empiéter sur mon travail.
Il y peu, DirectEnergie nous a contactés. Le leader du pétrole s’est inévitablement tourné vers les terres sèches d’Afrique, qui regorgent de l’or noir, si convoité, et encore si peu exploité. Et, ils nous ont demandé de défendre leur projet : un gigantesque oléoduc de l’Ouganda à la Tanzanie. Une société de cette envergure ne veut ni ne peut être impliquée dans un scandale écologique et social. Ainsi, même si ce projet est sans conteste néfaste pour l’environnement, notre boulot, avec Index, c’est de démontrer que l’impact n’en est pas si désastreux, au travers de données pseudo-scientifiques. Nous participons au lobbying. Bref, je n’ai pas le temps de laisser divaguer mes pensées. Il est trop tard pour les regrets et la seule chose qui compte, c’est l’article. Peu importe que mon esprit s’engouffre à nouveau dans ce tunnel que je sais obscur. Je sais déjà à quoi j’ai contribué, il suffit de me concentrer sur mon écran d’ordinateur. Continuer d’écrire, sans penser au monde : l’extérieur n’est qu’un obstacle, un récif qui risque à nouveau de me faire chavirer, de me noyer dans l’océan du doute. Le PDG de DirectEnergie ne se soucie sûrement pas du monde lui, ni de l’océan. Je m’efforce de faire de même. Malgré ce dédale qui me fait tourner en rond. Je persiste à avancer droit, à continuer d’écrire, encore et encore. A force, on finit par se convaincre soi-même qu’on dit la vérité.
Alors voilà, qu’importe le reste du monde, j’ai des études à publier.
Les volets de mon bureau sont fermés. Une barrière de plus entre le monde et mon travail, pour apaiser un peu mon âme. Le cliquetis des touches de mon clavier me berce alors que j’enchaîne les pages, et, somnolant, je ressens la satisfaction de la fin de journée. S’ajoute le tic-tac de la petite aiguille de l’horloge accrochée au mur. Elle rythme les dernières minutes avant que je quitte le fauteuil gris qui me tient quotidiennement compagnie. Je viens d’envoyer à la vérification ma dernière étude. Et pour une fois, mon âme est apaisée. Je viens de faire l’éloge de l’apport économique de cet oléoduc au détriment du coût environnemental et social. Tous ces articles constitueront une pression supplémentaire afin de faire accepter le projet. Je ne sais combien d’humains, combien d’espèces auront à souffrir. C’est vrai que ça semble irréaliste, mais au moins ça paye. C’est sans doute la seule raison pour laquelle je reste dans ce bureau exigu.
En ce début de printemps, la soirée est douce, et une fragile brise vient caresser mon visage. Après huit heures entre quatre murs, les trente minutes de marche qui me conduisent chez moi me semblent être l’allégorie parfaite de la liberté. Mes pas se font légers, bien plus légers que les propos pesants de mes articles que j’essaie d’oublier.
Mais dès que je me retrouve sans échappatoire face à moi-même, étendu les bras en croix sur mes draps rouges, une tornade de pensées lugubres vient envahir mon sommeil, chaque soir un peu plus douloureusement.
De nouveau le soleil se lève, presque comme une libération. Je le suis, marchant au rythme de son ascension, dans les rues désertes. C’est dans ce silence assourdissant et ce vide déconcertant, que je trouve le plus de vie. J’inspire profondément. La journée va être chargée. Il fait déjà étonnamment chaud pour cette saison et pour cette heure. La planète gagne des degrés aussi vite que les grandes sociétés encaissent leurs milliards, et je vais, de ce pas, les aider ! La planète attendra ! Cynisme ou déformation professionnelle ? Sans doute les deux. Mieux vaut ne pas se poser de questions pour garder sa raison intacte. Mes convictions se sont certes retrouvées ensevelies sous des tas de billets, mais j’aime à penser que mon humanité ne s’est pas encore totalement volatilisée.
Mon fauteuil gris m’attend, mon clavier et l’horloge du mur aussi. 7h15. Je m’assois, allume mon PC ; le son du démarrage de Windows résonne un petit moment dans ma tête. Puis je commence mes recherches. Il faut d’abord trouver ce qui est reproché au projet. Et les articles ne manquent pas ! Des paysans chassés des rives du lac Albert. Déjà entendu parler. Le social ? Il ne choque pas particulièrement les Occidentaux ! C’est vers l’environnement que tous les regards convergent ! Il faut troubler ces regards, montrer aux gens des études illusoires qui viendront chambouler leur opinion. C’est grâce à cela que DirectEnergie pourra faire pression. La zone des Murchison Falls doit donc être forée pour installer des puits, mais c’est une zone protégée. Le projet ne pose aucun problème pour le gouvernement ougandais, c’est du côté de l’Occident et des ONG que ça devient problématique. Mais après tout, on a bien réussi à nier les méfaits du tabac, du chlordécone et du glyphosate pendant plusieurs années. Il faut simplement trouver les bons mots, et modeler les données à notre avantage. L’art de la manipulation est l’œuvre de plusieurs siècles. Il ne fallait pas s’attendre à ce qu’un tel pouvoir termine entre de bonnes mains.
Mes doigts montent et s’abaissent frénétiquement. Chaque lettre est un pas de plus vers la concrétisation du projet de DirectEnergie. L’image désagréable de la terre ougandaise, criblée de trous à perte de vue, vient hanter mon esprit. Je résiste. Chaque jour est un dilemme, balayé jusqu’à aujourd’hui par le doux reflet des dollars. Ce n’est pas ma conscience qui règle mon loyer.
De nouveau, la journée se termine, et je m’empresse de rejoindre le vent de liberté qui vient me cueillir à l´extérieur. Mon cœur a failli vaciller ; la crainte que mes actions me rattrapent et reste ancrée au fond de mon être. Les remords attaquent souvent traîtreusement, et on ne peut se défendre contre son passé.
Ainsi s’enchaînent les semaines, les mois depuis tant d’années. J’ai l’impression que chaque jour, je sombre un peu plus, et je sais intérieurement que je finirai un jour par entièrement couler.
Les lendemains de soirées sont sans doute les plus difficiles. L’effet de l’alcool ne fonctionne que durant la nuit, procurant une paix bien trop courte, effacée par la honte de la réalité. Aujourd’hui, la pression n’est pas près de descendre et mon baromètre affiche un chiffre bien trop élevé. Un chiffre qui ne cesse de monter. Les restes d’une euphorie artificielle m’empêchent d’être productif. Tout avance au ralenti. Les vagues souvenirs de la nuit se mêlent aux questions de pétrole et d’argent, les chiffres se brouillent sur l’écran. J’essaye d’ouvrir la fenêtre pour aérer mon esprit. Il se calme un peu, mais pas assez pour ôter mes maux de tête. Au bout de quelques heures, je suis de nouveau plongé dans mes recherches. Mais l’espérance d’être enfin débarrassé de ma componction est bien trop brève. Déjà le paysage ougandais revient m’agresser. De simples flashs à des images intempestives, le monde commence à s’emballer dans un bourdonnement insupportable. Mon âme se noie dans l’immensité du lac Albert. Tout se mélange.
Je rouvre les yeux, perdu. Je ne sais pas ce qui vient de se passer. Je sors de mon bureau, et me dirige vers la machine à café. Un, puis deux, au bout du troisième je retourne travailler. Le sang bat dans mes tempes sous l’effet de la caféine, et mon esprit me crie de ne pas recommencer à écrire. Des données sans significations, des arguments étayés de façon hasardeuse, juste assez cohérents pour être reçus par un public ignorant ou complaisant. Des articles superflus, à la limite du recevable, dans le seul but de permettre à un projet abusif de naître. Ma vie est-elle peut-être aussi superflue que ces études ? Je rentre chez moi, je n’arriverai plus à travailler aujourd’hui, je le sens, je le sais. Le vent ne me procure plus aucune liberté, j’ai l’impression d’être compressé. Je marche droit, je vois clair, mais mon esprit ne pense plus net. Je passe devant chez moi sans m’arrêter. Je suis la ligne tracée devant moi. Je me dilue dans mes pensées, me fonds dans les grandes étendues vertes, le long de la rivière Semliki qui rejoint le lac Albert. J’entends les plaintes des paysans africains privés de ces terres, je vois les poignées de main des politiques et des PDG, leurs sourires macabres sur leurs visages cruels. La terre se creuse, les paysans se meurent. Les pions sont déplacés par des hommes qui nous dépassent. Mon âme s’apaise enfin. Je n’aurai plus à mentir pour eux. Je n’aurai plus à supporter de l’avoir fait. Devant moi, le canal, je plonge et me laisse couler.