Tout ce qui compte c’est l’argent

Nouvelle écrite par Rémy SCHEUNEMANN BOURRAIN

sur le thème  » Plaidoyer et lobbying, jeux d’influence dans l’élaboration des lois « 

 

J’arrive au bureau, mon secrétaire me dépose un mot, à 11 heures j’ai un rendez-vous avec un nouveau client. C’est un représentant d’une grande entreprise de biotechnologie agricole. Dans moins de trois mois, l’entreprise doit faire renouveler son autorisation d’utilisation de ses pesticides auprès de la commission européenne. Malheureusement pour eux la commission a demandé une nouvelle étude à l’EFSA (European food safety authority). Ils savent que ces nouvelles études ne seront pas favorables à leur autorisation, c’est pour cela qu’ils viennent me voir. On a peu de temps pour influencer l’avis des parlementaires, mais les moyens mis en place par l’entreprise sont énormes, leur budget pour cette opération est à sept chiffres. On peut en déduire l’importance que l’entreprise porte à l’égard de cette décision. On parle ici de la perte de plus de 50% de leur chiffre d’affaires. 

Depuis longtemps le cabinet n’a pas traité un client si influent, donc tout le monde s’active, il faut établir une stratégie. Cela fait bien cinq ans que je suis dans le milieu du lobbyisme, j’ai des contacts partout au gouvernement, dans les agences scientifiques et même au sein de la commission européenne. Tout d’abord il faut déterminer qui va effectuer les tests sur les produits et je pars directement à Parme où se trouve le siège de l’EFSA. C’est là-bas que je vais rencontrer un de nos premiers contacts. Depuis longtemps, Marco nous aide dans nos projets, on a déjà fait appel à lui plusieurs fois en 2010 et en 2014 ; il joue souvent un rôle clef. Quand je viens le voir, je dois être discret, la presse est sur notre dos, tout les intéresse. L’entrevue est rapide, je le salue rapidement on se serre la main cordialement, pas le temps de boire un coup, on ne prend aucun risque. Il me donne une enveloppe, lui aussi reçoit une enveloppe de ma part.

 

Je suis déjà dans le train du retour, ça y est, j’ouvre l’enveloppe, tout le dossier concernant l’entreprise y est. Il y a tout ce dont j’ai besoin, c’est à dire du nom et des adresses des experts qui vont effectuer ces études. Différents experts dans toute l’Europe vont rendre un rapport dont l’issue est cruciale : c’est en s’appuyant sur celui-ci que les politiques de la commission vont décider de leur avis. Tous les payer pour un avis favorable serait trop cher, on paye donc ceux qui vont alors rendre leur avis favorable. Notre département de négociation va se rendre chez les scientifiques engagés par la commission et leur proposer une grande somme d’argent ou d’autres avantages, tout dépend des profils. Ils acceptent toujours, car ils sont rarement bien payés et, dans le pire des cas, nous avons recours au chantage. Tout le monde a quelque chose de désagréable à cacher sans exception ? on trouve toujours quoi. 

En parallèle le département presse est déjà à l’œuvre ; quand n’importe quel type de décision doit être prise il est important que les représentants du pouvoir soient favorables, mais aussi l’opinion publique doit l’être, car les soupçons peuvent venir du peuple. Aujourd’hui les moyens les plus faciles d’influencer des masses sont les médias, en ligne, sur papier, les réseaux sociaux , la télé . Aujourd’hui, qui vérifie les sources des articles que nous lisons ? Personne, tout le monde croit aveuglément le flux d’informations qui lui est proposé. Depuis longtemps, on en profite en publiant par ici par là des articles, rien de trop osé pour ne pas attirer l’attention, mais toujours assez subtil, faisant en sorte que l’opinion du lecteur va dans notre sens. Bien sûr qu’on ment, mais, de temps en temps, certains utilisateurs deviennent problématiques.  Immédiatement on les décrédibilise en surenchérissant rendant leur utilisation du web invivable.  

 

Quatre jours plus tard les rapports sont publiés, la dangerosité des produits n’est pas mentionnée ou même vue comme une possibilité. C’est le fruit d’un bon travail, les experts ont accepté l’argent sans faire de problème et ont même signé une clause de confidentialité leur interdisant à vie de dévoiler les véritables conclusions de leurs recherches. La vérité est enfouie sous terre dans un coffre qui ne sera plus ouvert avant longtemps. Tout n’est pas encore gagné, le vote a lieu dans une bonne semaine, nous voulons être sûrs que l’autorisation sera renouvelée. On sait d’avance qui votera pour ou contre au sein de la commission, certains sont déjà pour du fait de leur bord politique et certains sont fondamentalement contre du même fait.

Mais la majorité est encore indécise, c’est ce qui nous intéresse. Une liste est établie, sur laquelle figurent les noms des membres de la commission pour qui l’avis peut être influencé. Ici c’est le même traitement pour tout le monde, tous reçoivent à nouveau le rapport l’EFSA et une liste d’articles écrits majoritairement par nous ou des journalistes que je connais. Cela devrait les faire pencher de notre côté et pour l’autorisation. Plus tard, on établira un pourcentage des avis au sein de la commission. Les circonstances du vote sont également déterminantes, c’est la base. On le voit à la télévision, généralement les sessions sont presque vides. Il est donc important de voir qui est présent et quand.

Il vaut mieux avoir le bras long quand on est dans ce milieu, sinon on n’arrive à rien. Bien sûr, j’ai des amis qui siègent dans la commission, ils m’assurent qu’ils mobiliseront leurs collègues pour venir au vote, d’autant plus que celui-ci sera exécuté au beau milieu de la nuit. Très peu seront donc présents, ce qui m’arrange bien. À quelques jours du scrutin, seulement 50% se disent favorables, rien n’est joué. Avec mes assistants et collaborateurs, nous nous rendons immédiatement sur le terrain, à Bruxelles des réunions avec des groupes d’élus ont été organisées. Du temps, il n’y a plus à en perdre, on se déplace en avion, je dois préparer un discours convaincant. C’est notre seule opportunité et la pression monte. Mon speech est moyen, les élus ont l’air en partie convaincus. Rien n’est sûr, comme pour chaque verdict, on se rend à nouveau au bureau pour découvrir le résultat ensemble. Il est très tard et le vote est enfin à l’ordre du jour. Jusqu’au dernier instant, je suis incertain, tellement est mis en jeu en commençant par ma réputation, certains peuvent y perdre des millions ou en gagner.

 

L’extase ! …c’est fait. L’autorisation est renouvelée, des cris de joie retentissent dans nos locaux et le champagne coule. Le PDG de l’entreprise m’appelle pour nous féliciter, il me dit que c’est bien, des emplois seront sécurisés et d’autres créés, il veut élargir sa gamme de produits qui sera bientôt utilisée dans toute l’Europe. Je rentre chez moi. Petit à petit, le stress me quitte et je me pose des questions. Finalement, ici il n’est plus question de vie ou d’humains : tout ce qui compte et qui comptera, c’est l’argent.