Sur le chemin de l’eau

 2017, village de Khobo, Nigéria. Il marchait, tout droit, sous le soleil ardent, sans pause, en pensant. A quoi ?  A sa vie. Il est déscolarisé depuis ses 12 ans. Maintenant, à 15 ans, il doit travailler pour permettre à sa famille de se nourrir, d’avoir un toit. Il habite une petite maison avec sa mère et sa sœur. Il doit faire tous les jours des dizaines de kilomètres pour ramener de l’eau à son village, où il l’apporte à certaines personnes qui le payent pour ce service. Il faut dire que dans son petit village perdu nommé Khobo, il n’y a pas d’eau potable et il doit aller en chercher dans le village voisin. Alors il marche, seul, tout seul, avec pour unique but de ramener l’eau. Il a essayé les bidons de 10 litres, d’autres de 15, même une fois de 20 ! Et finalement, le plus simple reste les bidons de 10 litres. Il en prend un dans chaque bras, cela lui permet de marcher plus vite et finir à une heure moins tardive.

 

 Il marchait donc, perdu dans ses pensées, suivant ce chemin qu’il avait emprunté si souvent. En marchant vite, il pouvait espérer être de retour avec ses 20 litres avant 20h. Le soleil sera encore levé. Il avait appris à lire l’heure grâce au soleil. C’est sa mère qui le lui avait appris. Il pense.

Le trajet dure plus ou moins 2h à pied. Si jamais il part de chez lui à 7h, il arrivera à la fontaine du village voisin vers 9h. En repartant moins d’un quart d’heure après, il sera de retour vers 11h15. Puis il repart, et l’aller-retour le fait revenir vers 15h30. Il a donc une demi-heure pour apporter l’eau aux personnes qui la lui ont commandée puis se restaurer. Ensuite, il doit être sur la route à 16h pour arriver à la fontaine à 18h. Il reprend un quart d’heure pour remplir son eau, et repart pour arriver avant 20h15. S’il se dépêche, il sera même rentré avant 20h. Et ces horaires sont valables tous les jours en été, sauf un, le jour sacré. C’est une fois tous les sept jours, il ne fait qu’un trajet dans la journée, et il le fait avec Francis ! Francis est son meilleur ami, son unique ami. Francis vivait juste à côté de Gustave. Ce dernier ne connaissait pas bien son père, il était parti à la guerre quand il avait trois ans. Il n’avait presque aucun souvenir de lui.

Trois oiseaux noirs passèrent au-dessus de sa tête. Il pensa à sa sœur, qui aurait certainement dit : « Regarde Gustave ! Les zoiseaux sont bas, il va pleuvoir ! » Penser à elle rendait le trajet moins long et moins pénible. Il espérait que, pour une fois, ce soit vrai, il allait pleuvoir. Car si cette sécheresse continuait ainsi, la réserve serait bientôt à sec. Il arriva épuisé en cette fin de semaine, et alla déposer son fardeau chez les personnes qui lui avaient commandé.

 

Une semaine plus tard, la pluie ne tombait toujours pas, et, comme le jeune homme l’avait prédit, la fontaine était presque à sec. Seul un mince filet d’eau sortait encore de la fontaine. Le temps qu’il mettait à remplir les bidons se rallongea considérablement, et l’adolescent dut se résoudre à ne faire plus que deux trajets par jour, avec des bidons de 15 litres. Si la sécheresse persistait, il faudrait trouver un autre point d’eau. Le soir même, il en parla à Francis.

  • C’est décidé, demain on va chercher de l’eau ailleurs !
  • Et ton école ?
  • On s’en moque de mon école, c’est notre village qui est en jeu !

 

Le lendemain à l’aube, les deux jeunes garçons étaient donc sur la route, partis trouver une nouvelle source. Leur voyage dura trois jours. Trois jours pendant lesquels ils cherchèrent une nouvelle source d’eau. Puis, ils finirent par tomber sur une source profonde, avec de l’eau claire et fraîche. Ils étaient si heureux ! En revenant chez eux, les deux amis comprirent que le trajet serait plus long et laborieux que l’ancien, mais ça en valait la peine. Une fois revenus au village, on leur apprit qu’un autre groupe avait trouvé une source plus proche que la leur. Seulement, elle semblait moins translucide, moins fraîche, avec parfois un goût terreux assez prononcé. Seulement, pour la famille de Gustave, une eau propre et saine n’a pas de prix, il fut donc décidé qu’il continuerait à récupérer l’eau dans leur source trouvée le matin même, et qu’il la partagerait entre sa famille, celle de Francis et ses clients les plus fidèles. Le reste du village préféra privilégier le trajet plus court, même si l’eau était d’une moins bonne qualité, mais moins chère.

 Seulement, le trajet avait épuisé Gustave, et il resta quelques jours chez lui à se reposer et aider aux tâches ménagères. Pendant ce temps, ils burent l’eau de la source plus proche.

Puis, reposé, il partit, pour son premier trajet seul vers leur nouvelle source, plus propre et plus saine. Le trajet se passa sans incident, et il arriva à la source en début d’après-midi. Il fit une courte halte, puis rentra vite, car il en avait marre de boire l’eau de l’autre source, qui avait parfois un goût prononcé de boue.

 Il ne lui restait que quelques minutes de route, quand il entendit une voix stridente :

– Gustave ! Gustave !!

 

Surpris, Gustave faillit lâcher ses bidons. Sa mère, affolée, venait vers lui en courant. Il ne comprit pas cet affolement, il n’était pas parti depuis si longtemps, et sa mère était prévenue de ce trajet…

  • Gustave !! C’est ta sœur ! Elle… elle est très malade !!

Ce n’était pas un cas isolé, dans le village, déjà plusieurs cas d’une maladie inconnue s’étaient déjà déclarés, tous avec les mêmes symptômes : une grande diarrhée et des nausées. Gustave laissa ses bidons et accourut dans la maison auprès de sa sœur. Elle était dans le lit, nauséeuse, pâle.

 Comme les cas se multipliaient à grande vitesse, l’école fut fermée, et les gens restèrent chez eux. Mais personne ne connaissait la cause de ces malades soudains. Trois jours plus tard, ils déplorèrent leur premier décès, suivi assez vite d’un deuxième. La sœur de Gustave n’était pas en forme, mais se maintenait en vie comme elle pouvait. Chacun cherchait une raison à cette épidémie, sans succès. Puis soudain, Francis fit le lien entre toute cette histoire : « Hé ! Mais attends ! Des cas se sont déclarés à partir du moment où on a changé de source d’eau, et seules des personnes qui ont bu de l’eau de la source au goût terreux ont déclaré la maladie.

  • – Non, ma sœur est malade, pourtant on n’a bu que de l’eau de l’autre source…
  • – Et les quelques jours où tu es resté te reposer, quelle eau avez-vous bue ?
  • – Celle de la source terreuse ! Mais oui c’est ça ! Les personnes seraient donc contaminées par l’eau. Il faut tout de suite prévenir les autres ! »

 Hé oui, l’eau trouvée à la source terreuse n’était pas potable. Seulement, le village ne le savait pas. Sans s’en rendre compte, il s’était abreuvé avec de l’eau contaminée par la bactérie Vibria Cholerae, responsable du choléra. En effet, cette maladie toucha 7 209 personnes en 2017, dont 97 décès rien qu’au Nigéria.

 C’est ainsi que la source fut interdite, et des expéditions furent menées pour garder une réserve d’eau saine au village. En tout, sur les 6 540 habitants de Khobo, environ 130 avaient déclaré le choléra, et 14 en étaient morts. Malheureusement, la sœur de Gustave, qui se remettait plutôt bien de la maladie, fit une rechute qui lui fut fatale. Quelques jours après la mort de sa sœur, Gustave, en plein deuil, découvrit avec effroi une lettre de l’Etat, adressée à sa famille, annonçant la mort de Sébastien Shukaley, son père, tué pour son pays. Il n’y croyait pas. Tous les malheurs du monde s’effondraient sur lui en même temps !

 Francis lui avait demandé de le rejoindre à 11h à leur point de rendez-vous habituel, la rivière à sec un peu en amont de leur village. Il s’y rendit donc, et découvrit son ami en larmes.

« – J’ai une horrible nouvelle à t’annoncer.

– Oh non ! S’il vous plaît, je voudrais juste une bonne nouvelle en ce moment !

– J’ai été pris à l’école de commerce à  Abuja. Ce qui veut dire qu’on va devoir se quitter… « 

Gustave fondit en larmes.

 

Gustave avait demandé une bonne nouvelle, et deux jours plus tard une excellente nouvelle arriva : il pleuvait de nouveau sur Khobo ! La sécheresse était enfin finie, et la vie allait pouvoir reprendre son cours. Le jeune homme reprit donc son chemin initial, avec une pointe de nostalgie pensant à toutes les fois où il avait fait ce trajet avec Francis. Toutes ces fois où il aurait pu plus tard le faire avec son père. Mais il ne pourrait pas. Il ne le verrait plus jamais, tout comme sa sœur, qui lui laissait un vide infini dans son cœur. Il continua son trajet, et marchait, tout droit, sous le soleil ardent, sans pause, en pensant…