Bris de verre

Alice n’avait jamais connu la pluie.

Installée sur sa chaise, elle contemplait par la fenêtre de la classe le ciel brûlant d’où tombait en cascades la chaleur du soleil. Ses yeux luttaient péniblement contre cette clarté aveuglante qui, quand bien même la fin de la journée se profilait, émanait avec ardeur d’au-dessus.

Elle prêtait peu d’attention au cours, et, à la place, préférait griffonner des fleurs sur son écran tactile avec son stylet. Elle aimait particulièrement celles qu’elle pouvait apercevoir sur son trajet et qui ceignaient les maisons des Ricos — des personnes aisées qui possèdent leur propre jardin et potager, ainsi qu’une aération sous le dôme qui protège leur maison. Elle n’avait jamais eu l’occasion d’en toucher ou sentir une, mais sa mère lui avait relaté maintes fois le temps où elles fleurissaient sur le côté des routes.

Sa salle de classe était une véritable étuve, un étouffoir où l’on peinait à respirer.

 

Alice pouvait apercevoir des auréoles de sueur se former sur son bureau et en imprégner le bois. Elle n’osait pas remettre en place la mèche de cheveux qui pendillait devant son front, rebutée par l’huile dont elle était enduite. Et dire qu’elle ne pourrait même pas, en rentrant chez elle, prendre une douche puisqu’il n’était que jeudi, et que le « Jour du Lavage » ne serait que dimanche — le seul moment où l’on était autorisé à se laver soi ainsi que ses habits. Le reste du temps, on baignait dans la sueur et les habits collaient contre la peau.

On pouvait ouïr une symphonie de respirations sèches et laborieuses provenant de tous les lycéens, certains affalés sur le dossier de leur chaise, d’autres pliés en deux et se ventilant grâce à un mouchoir en tissu.

Lorsque, enfin, elle eut quitté l’enceinte du lycée, Alice s’engagea sur la route qui la menait chez elle. Du bitume contre lequel ses talons battaient, ayant cuit toute la journée sous la flamme du soleil, s’irradiait une chaleur pénible. Le crépuscule avançait à grands pas ; l’astre céleste, mué en une sphère sanguine et ignée, sombrait lentement derrière l’horizon.

Paradoxalement, c’était à ce moment de la journée que les rayons solaires se trouvaient les plus désagréables, bas et perçants ; ils dardaient directement dans les yeux d’Alice qui, aveuglée, était contrainte de s’abriter avec son poignet.

La lycéenne bifurqua sur la gauche et longea d’un pas lourd le lit creux et tari de la rivière qui, jadis, coulait à flots. Elle avait l’impression que ses cheveux fondaient sur son crâne et dégoulinaient le long de sa nuque, jusque dans son dos.

Son sang ne fit qu’un tour lorsqu’elle perçut un hurlement provenir d’en face. Instinctivement, elle se rua sur le côté et se camoufla derrière le mur bétonné d’une maison laissée à l’abandon. Depuis sa cachette, elle épiait la scène qui se déroulait sous ses yeux.

« Laissez-moi tranquille, sales vauriens ! » s’indignait la femme qui se débattait.

Alice scruta l’agressée qui avait tout l’air d’être une Rica des plus banales : accoutrée d’une combinaison climatisée blanche agrémentée de fleurs roses, elle transportait un panier tressé qui contenait deux bouteilles d’eau remplies jusqu’au goulot.

« On te lâchera quand tu nous auras donné ces bouteilles ! » rétorqua l’un des deux assaillants.

Les agresseurs, quant à eux, encapuchonnés et affublés de noir, paraissaient davantage intimidants. L’un des deux tenait fermement le poignet libre de la femme, tandis que l’autre, les mains dans les poches, continuait à proférer des menaces.

À un moment donné, l’homme qui avait agrippé la main de la Rica tira férocement sur son bras afin de lui faire perdre l’équilibre. Cela fonctionna ; et, en moins de temps qu’il ne fallut pour le dire, l’agressée s’était retrouvée au sol, contre le bitume torride. Cette manipulation l’avait forcée à lâcher son panier et à le laisser valdinguer hors de sa main. Celui-ci chuta par terre ; et, tandis que l’une des bouteilles se brisa sur le coup et répandit son contenu, la seconde rebondit contre le goudron et, intacte, vint rouler à deux mètres d’Alice.

Les yeux de la lycéenne suivirent cette dernière avec incrédulité : de là où elle se tenait, elle parvenait à distinguer des arabesques qui en ornaient le verre. Les bouteilles que ses parents recevaient chaque matin n’en comportaient pas. En outre, une buée fraîche et succulente la recouvrait ; l’eau qu’Alice pouvait boire, en revanche, était au mieux tiède.

Plus elle observait la bouteille juste devant elle, plus elle repensait à son père cloué au lit à cause de la fièvre. Cette eau l’aiderait à guérir ! se disait-elle, éperdument désespérée. Elle leva le regard et constata que les deux brigands se trouvaient contrariés.

« Bon sang, fit celui qui avait les mains fourrées dans ses poches, l’une des bouteilles s’est brisée ! Qu’est-ce qui t’a pris de faire ça ?! »

L’autre haussa les épaules, manifestement peu dégourdi.

Alice profita de la diversion pour quitter sa cachette et s’emparer de la bouteille sur laquelle elle n’avait fait que lorgner avant de revenir discrètement sur ses pas et de contourner la maison derrière laquelle elle était dissimulée. Elle ne comptait pas, bien entendu, se confronter aux deux voyous ; ainsi, afin de parvenir à sa maison qui se situait en face, elle dévala la pente granuleuse qui menait au fond du lit de l’ancienne rivière et s’engagea le long du fossé. Elle fit bien attention à ce que ses pas ne crissassent pas sous le sable et autres sédiments ; et, après quelques mètres, elle se retrouva sur la gauche des assaillants, en contrebas. Elle pouvait les voir en train d’inspecter le sol autour d’eux.

« Elle est où, l’autre bouteille ?! », s’écria l’un des deux, agacé.

Le second, encore plus furibond que le premier, se rua sur la femme qui venait à peine de se relever et, en un mouvement vif, la souleva du sol par la gorge. Le scaphandre qui protégeait la tête de la Rica chut sous la brutalité de l’homme et vola en éclats au sol. Lorsqu’Alice la vit sous l’emprise du brigand se débattre avec impuissance, elle sentit son estomac s’entortiller comme un chiffon mouillé.

« Tu l’as foutue où, l’autre bouteille ?! », cracha l’agresseur sans desserrer sa poigne.

La femme, incapable de répondre tellement la respiration lui manquait, continuait de se tordre dans les airs. La lycéenne, pétrifiée, observait avec horreur les lèvres de la Rica bleuir, et une veine sur sa tempe pulser. Elle pouvait voir ses yeux rouler vers l’arrière de sa tête tandis que de faibles soubresauts de voix s’échappaient de sa bouche.

La vision qu’Alice endurait était insoutenable. Ses jambes semblaient être en coton et son cœur bondissait avec véhémence dans sa poitrine ; elle se sentait simultanément fébrile et crispée. Elle ne savait pas quoi faire, quoi dire, quoi hurler afin que tout cela s’arrêtât : elle n’avait jamais été confrontée à une telle scène auparavant.

Elle jeta un coup d’œil à la bouteille qu’elle tenait entre ses mains : la première chose qui l’avait choquée lorsqu’elle l’avait empoignée avait été sa fraîcheur moite. Accoutumée à la chaleur et aux mains crasseuses, ce contact glacial l’avait toute retournée. Mais si elle la jetait à l’instant aux bandits, cela pourrait certainement les distraire et leur faire cesser leur violence. Certes, son père en avait terriblement besoin — plus que cette Rica qui devait sans doute en recevoir tous les jours et cultiver ses propres légumes — ; mais avait-elle le droit de ne pas intervenir ?

Tandis qu’elle pouvait voir la vie quitter les yeux de la femme, Alice s’enfuit en courant, suivant le chemin du lit et pressant contre sa poitrine la bouteille. Elle se moquait bien du bruit que produisaient ses pas contre le sable à présent ; elle ne pensait qu’à une chose : déguerpir le plus rapidement possible. Le cœur battant et le soleil dans les yeux, elle poursuivit sa route avant d’apercevoir, au loin, la silhouette du toit de sa maison.

Ni une ni deux, elle s’extirpa de la fosse en escaladant la pente. Hors du trou, les rayons de l’astre étaient vingt fois plus ardents et aveuglants. Elle tenta tant bien que mal, en faisant un préau avec sa main pour ses yeux, de trouver du regard sa maison, en vain. Ne souhaitant pas demeurer dehors un moment de plus, elle s’engagea sur la route.

Alice eût certainement dû mettre ses lunettes de soleil, mais elle était bien trop pressée pour s’en souvenir. En quelques secondes, son pied buta contre un rocher incrusté dans le sol. La jeune fille tomba violemment en avant, et la bouteille qu’elle tenait se brisa dans ses deux mains, laissant son liquide se répandre par terre et former une flaque.

Une douleur aigüe alimentée par la froideur de l’eau fit crier la lycéenne. Aveuglée, celle-ci se redressa sur ses genoux en se retournant, de sorte que le soleil fût derrière son dos et que l’ombre de son corps se projetât devant elle. Elle inspecta ses mains, toujours sous le choc : une multitude de bris de verre était logée dans sa peau, et le côté de ses auriculaires était râpé. Tremblante, elle tenta d’extirper l’un des morceaux plantés dans sa paume ; mais la douleur était telle qu’elle ne put se résoudre à continuer. Un fin ruisseau de sang s’écoulait de la plaie ouverte et suivait les lignes de sa main.

À ce moment, quelques gouttes d’eau éclatèrent contre le sol. On eût pu croire à la pluie qui s’apprêtait à tomber ; mais cela n’était pas imaginable dans le monde dans lequel les humains vivaient. Il s’agissait simplement des larmes d’Alice qui dévalaient les joues de cette dernière avant de s’écraser par terre.

Alice n’avait jamais connu la pluie.