Nuances

Nouvelle écrite par Martin Rolls, classe de 2de à la Cité internationale de Grenoble (38) – Professeure : Nathalie Murazzano

 

La porte claque. Elle sort. Son expression, loin d’être terne, multiplie les plis de son front et marque la forme de ses yeux, lui donnant un air de Simone Veil. Je l’aime bien, son air de Simone Veil. C’est exactement dans ces moments-là qu’elle se montre la plus expressive. Elle paraît si intouchable, si éloignée, si sûre d’elle que même le plus puissant des tyrans ne pourrait la contraindre à faire quoi que ce soit.

La porte claque. Elle claque au nez d’un homme de petite taille, vêtu d’un costume bleu saphir qui lui tombe aux extrémités des épaules. Sa barbe a été rasée récemment. Une plaie rouge est visible sur sa joue droite. Il s’est probablement coupé. Cependant, malgré sa taille, son costume et la rature au rasoir, il paraît serein et confiant. Il entre dans la pièce en poussant la porte non sans efforts.

La porte claque. En se fermant, elle projette un léger courant d’air qui vient chatouiller mon nez. J’éternue. Je fais peur à un autre bureaucrate assis en face de moi, les yeux rivés sur son portable. En sortant de sa léthargie, il a l’air de découvrir le lieu. Il tend un regard curieux vers les très nombreux posters de parcs aquatiques, avant de remarquer les fenêtres. Des vitres étincelantes à travers lesquelles il constate la hauteur à laquelle il se trouve. 78 étages, ça fait beaucoup. Pris d’un sentiment de vertige, il retourne à sa place avant de repartir dans la salle d’eau. C’était donc ça ! Un bruit continu berçait mon oreille depuis bien 25 minutes. Le robinet. C’était le robinet.

J’entends mon nom. Une voix aiguë m’appelle. La porte s’ouvre, laissant entrevoir l’intérieur d’un bureau rangé aux murs bleu roi. Il fait mine de ne pas m’avoir remarqué. Il trie des documents, avachi dans son fauteuil. Sa cravate détendue s’étend le long de son ventre rond. Le mouvement constant et las des feuilles tournées dénonce un désintérêt total pour cette paperasse. Il se donne clairement un air occupé et m’ignore totalement. Alors j’attends. Ma bouche, comme mon poing, reste fermée.

– « Bah alors ? On est devenu muet ? Si c’est pour rester planter là que t’es venu, tu peux dégager. »

 

La discussion fut courte. Rien à en tirer, évidemment. Prévisible, certes, mais contrariant. Je ne voulais pas en arriver là, je ne l’ai jamais voulu. En sortant, un vent chaud et étouffant me serre les poumons. Des milliers de particules grises flottent dans l’air. Mon intuition prédit l’arrivée d’une tempête de sable. Les volets claquent, des enfants en pleurs sont séparés. Les habitants s’agitent dans la rue, se bousculent pour rentrer le plus vite possible chez eux. Je devrais faire de même. 3 mois. 3 mois qu’on n’a pas eu la moindre goutte d’eau. Et cinq tempêtes de sable en une semaine. C’est intenable. Un taxi avance dans ma direction à grande vitesse. Rapidement, je m’interpose, le pouce en l’air. Il s’arrête. Le conducteur, dissimulé derrière un foulard et des lunettes rondes, me fait un rapide signe de la main me signifiant que son service s’arrête ici. Je persiste. « Désolé mon gars, je ne travaille pas dans ces conditions. Maintenant dégage ou reste ici, mais moi j’avance. » Le moteur redémarre. Je m’écarte de justesse et observe le véhicule à la carrosserie bleu indigo s’éloigner dans la poussière.

 

Comme prévu, elle m’attend devant la gare. Après un rapide regard, elle me fait signe de me dépêcher. L’air est déjà lourd. Ma gorge est sèche. Le hall est rempli d’hommes, femmes et enfants venus se réfugier. La gare a dû essayer de les chasser, bien sûr, mais le regard épuisé des vigiles me dit qu’ils ont encore une fois renoncé. «Z’auriez pas un peu d’eau?» me demande un vieil homme accroupi à côté d’une borne de tickets. « Excusez-moi, je n’ai plus de quoi boire… » « Mes enfants ont soif, aidez-les » « Donnez-moi n’importe quoi, même de l’eau de pluie .» « S’il vous plaît, juste une gorgée. » « J’ai soif, pouvez v… » « …juste un peu de … » «…souffre. Aidez… » « Je ne veux pas mourir comme ça. »

 

C’est au milieu de ces lamentations que j’apprends que le train n’arrivera pas en gare et que la ligne entière est suspendue. Elle me prend alors la main et m’entraîne hors de la foule. Je sens sa main se resserrer de plus en plus fort et le sentiment de n’être qu’un simple enfant perdu s’empare de moi. Je ferme les yeux. On me bouscule, mais je me laisse aller, bercé par les secousses.

Quand je les ouvre, nous sommes de nouveau dehors. On ne voit désormais pas à plus de cinq mètres devant soi. Je la suis jusqu’à la devanture d’une épicerie : « Blue Horizon ». Arrivés devant, elle se jette de toutes ses forces contre la vitre. Cette dernière reste intacte. Elle s’écroule de douleur devant son échec, la main serrant son épaule. Le vent souffle un peu plus fort chaque seconde. Ma vue se brouille et des grains de sable me brûlent les yeux. Tout en m’efforçant de garder mon calme, je cherche à tâtons une poignée. Ma main glisse d’abord sur une vitre avant de rencontrer une surface ligneuse et râpeuse. Une écharde s’enfonce dans mon pouce. Et puis soudain, je trouve la poignée. Je l’empoigne, je la tourne et à ma grande surprise, la porte s’ouvre. Dans la précipitation, le propriétaire a probablement oublié de la fermer. Je rentre, je lui crie de me rejoindre. La tempête, désormais déchaînée, apporte par vagues des déchets de toutes sortes à l’intérieur. Je lui prends la main, elle parvient à atteindre la salle pour s’écrouler à nouveau sur le carrelage de la boutique. Je m’empresse de refermer la porte et je barricade aussitôt avec le premier meuble que je trouve. Mon téléphone n’a plus de batterie et l’ampoule qui était supposée éclairer l’espace ne fonctionne plus. La rage de mère nature se retrouve soudain étouffée.

 

Ses yeux s’éteignent petit à petit. Elle perd connaissance. Je fouille dans chaque d’étagère, chaque tiroir, chaque meuble à la recherche d’une trousse de secours, quelque chose, n’importe quoi qui pourrait l’aider. La pression qu’exerce la tempête sur les vitres se fait ressentir d’ici. Elles ne vont pas tenir longtemps. Elle ne va pas tenir longtemps. Et soudain… «J’ai soif ».

 

Sa voix. Cette voix si souvent modulée, se retrouve soudain brisée, saccadée par la douleur. Je m’approche d’elle. Je n’ai pas d’eau, la salle est sans issue et l’unique robinet qu’elle possède n’en donne plus. Pourquoi ? Pourquoi veut-on toujours de l’eau ? Pourquoi cette ordure de liquide qui a tout pour être banal nous est tant essentielle ? Je sens son souffle brûlant contre ma joue. Il accélère progressivement, la tempête aussi. Puis il cesse soudainement avant de s’éteindre totalement. Son regard se fige dans le vide. Je m’écroule à mon tour. Le froid du carrelage vient me glacer le cou et un frisson traverse mon corps aussitôt. Je ferme les yeux. Je repense au bureaucrate ignorant, aux bousculements de la foule dans la gare, aux sièges de train dans lequel nous étions supposés être, au voyage, à sa chemise bleu clair. Une obscurité totale vient accompagner le silence ambiant.

 

Je suis réveillé par une tape à l’épaule. Un homme portant un badge « secouriste » me parle. Je n’entends rien. Je me lève difficilement. Ma gorge est sèche et mon pouce me fait mal. Mes vêtements sont recouverts de transpiration. J’enjambe ce qu’il reste de la porte et du meuble sans me retourner. Dehors, c’est le chaos.

Puis, au milieu du désordre et de la confusion, je le vois. Je le vois hurlant sur son nouvel employé pour qu’il lui ouvre la porte.

La porte du taxi.

Il boit.

Une grimace vient s’esquisser sur son visage.

Il crache et vide la bouteille par terre.

Voyant cela, des enfants viennent lécher le sol.

L’un d‘eux se blesse la langue en léchant un bout de verre qui traînait dans le sable.

 

Je passe.

Il me bouscule.

Je me retourne.

Il m’ignore.

Je m’avance, un morceau de verre à la main.

Il recule.

Je lui plante le bout de verre dans la gorge.

La mienne est sèche.

 

Je tombe en arrière, ma vue se brouille.

Je repense au bureaucrate rêveur, aux bercements de la foule, au voyage, à sa chemise bleu clair.