L’humain va à veau-l’eau

Nouvelle écrite par Ben Evans, classe de 2de à la Cité internationale de Grenoble (38) – Professeure : Nathalie Murazzano

Je suis née au clair de lune, dans une prairie d’herbe verte. Le vent frais de la nuit sur les hauts plateaux du Colorado sifflait contre mes jambes frêles. Déjà, au loin, les rayons brûlants du soleil commençaient à se répandre sur le calme plateau où les autres avaient dormi. Très vite, la chaleur devint désagréable. Je découvrais la bande du jour éternel, une bande au loin dans la vallée vers l’ouest où le jour semblait permanent. Je découvrais le monde aussi vite que le soleil le dévoilait ; j’observais les toits, les arbres, les crêtes rocheuses, ma mère et les autres membres du groupe. Dans les jours qui suivirent, j’avais découvert la vie dans le ranch. Notre rancher Mike nous gardait en vie, et en échange, nous étions ce qu’il avait de plus précieux : nous étions la fierté du Goosewing Ranch. Après ma sixième lune, je décidais d’aller explorer le reste du plateau. Je partis donc, un soir, suivant le soleil. J’avais marché droit vers la bande de jour éternel. J’avais marché dans cette direction pendant des heures. Je ne m’étais jamais retournée pour chercher ma maison du regard.

Alors que le soleil se levait de nouveau, j’ai vu au loin, un mur de la couleur du sable. Je ne m’en étais pas préoccupée, je marchais droit vers la bande de lumière. Je remarquais que la lumière n’était pas continue mais venait de monstres de tailles différentes qui créaient un tumulte tourbillonnant pour mon cerveau habitué au calme des hauts plateaux. Le mur de sable s’approchait plus vite que je ne pouvais fuir, la soif me narguait, la faim me tiraillait, la mort me hantait. Le vent sifflait dans mes oreilles. Le sable, soulevé par la tempête, me bombardait la tête de ses petits piques. Je me suis perdu : la droite, la gauche, le haut, le bas, tout se mélangeait dans un vertige délirant. Je me perdais sans marcher. Je me noyais dans cet océan de sable.

Après des heures au cœur de ce tumulte, j’ai retrouvé à peu près mon équilibre. Je revoyais le monde extérieur, mais à ma surprise, il n’y avait plus de falaises à l’horizon. Juste au loin, un fin trait gris qui brillait. J’ai décidé d’avancer en sa direction. Mais quel fut mon désespoir en voyant un tuyau plus gros que les monstres qui courent dans un vacarme furibond sur la bande de jour éternelle. C’était le seul repère qui était ici, en haute mer au cœur de dunes de sable brûlant. J’ai alors décidé de suivre ce tuyau car il me proposait de l’ombre. Le soir venu, je suivais toujours le tuyau en allant vers le soleil couchant…

Ce jour commença mon véritable périple. La nuit, je marchais, le matin je marchais, le midi je marchais, le soir je marchais. Je suivais toujours le tuyau. La soif de plus en plus présente me tiraillait les tripes. Seules les déchirures tenaillant ce serpent métallique qui saignait abondamment me donnaient de l’eau à boire. Il échangeait son sang, sa vie pour celle de son environnement. Plus je marchais, plus je perdais mes illusions sur les humains. Je ne dormais jamais, je ne mangeais que dans les oasis qui assouvissaient ma soif. Après une lune de marche, le paysage commença à changer. Plus je marchais, moins le tuyau était abîmé. La soif était revenue me transformant, me momifiant. Un autre mal me tenaillait ; j’agonisais. Mon estomac brûlait. Je marchais toujours, mais la douleur me ralentissait. La soif me faisait délirer : une nuit, j’ai vu une oasis de jour alors que les vents glaciaux de la nuit sifflaient autour de moi. Malgré le mal, je persistais, j’avançais. Le vrai et le faux se mélangeaient : l’oasis se rapprochait alors même que les vautours me survolaient comme si j’étais déjà une carcasse.

La quatrième nuit après le premier mirage, je voyais de la vie. Mes rêves se réalisaient. Je commençais donc mon aventure dans ce nouveau monde. Les bêtes folles hurlaient et grognaient dans tous les sens. Je suivais mon but d’atteindre cette oasis. Plus rien ne m’arrêterait ici. Je découvris alors la totale démesure de l’homme. Des bâtiments de la hauteur des falaises du ranch m’encerclaient. Elles créaient une lumière plus forte encore que le soleil du désert. Des jets d’eau plus hauts encore sortaient dans tous les sens. Des foules plus nombreuses que les troupeaux de bisons dans le désert circulaient de partout.

PAN ! J’entendis un bruit sourd à quelques pas de moi. Je sentais une très forte douleur dans mon corps. Je courais alors, folle de la douleur qui m’emplissais. Je fonçais dans un des lacs pour calmer la brûlure qui s’intensifiait au fond de mon corps meurtri par le voyage dans le désert. Je survivais en avançant droit vers ma perte. Mes sabots ne touchaient plus le fond du lac. Je nageottais. Regardant autour de moi, je voyais l’eau devenir rouge. Ce même rouge qui fut la première couleur que j’avais vue : un rouge puissant et profond. Je ne voyais que de l’eau, du sang et de l’eau. Mes pattes fatiguaient. Je coulais. Je n’avalais que de l’eau. Ma vision se réduisait. Mes puissants poumons n’en pouvaient plus, ils ne pouvaient évacuer toute l’eau qui s’y était engouffrée. Je luttais. Je mourais. Je survivais. Je me noyais. Le moment de grâce tardait me laissant souffrir. La mort se moquait de moi. Je n’étais qu’une jeune vache loin de tout. Mon adversaire était plus fort. Je suffoquais. Je mourais.

Maintenant, libérée de mon corps, j’étais libre et je savais tout. Je voyais mon corps limpide, sans vie, enveloppé dans un nuage grandissant de sang. Il coulait au plus profond des abîmes du lac. Ce lac, fait par les humains, ne servait que pour sa beauté. Ce n’était qu’une enseigne publicitaire géante pour les casinos, les hôtels. En vagabondant dans les rues de Las Vegas, je voyais de l’eau partout. Mais à l’horizon, pas une goutte d’eau, juste le cruel et aride désert du Nevada. Il n’y avait rien aux alentours sauf ce paradis si superficiel. L’eau coulait de partout. J’en avais assez vu. Cet excès me dégoûtait et je ne tenais plus qu’à aller voir mes proches dans le ranch. Le paysage avait changé. Il était plus aride. Là où les prairies étaient il y a seulement des semaines, l’herbe était morte. Noire, brulée, il n’y avait plus de vie. Tout avait brûlé, les braises ne se refroidissaient à peine. Le ranch n’était plus qu’un tas de cendres que le vent nocturne allait balayer sans peine. Le sol était sans vie. Si seulement, l’homme savait se contenter de ce qu’il faut. Il ne tuerait pas à cause de son excès, sa démesure. Si la folie des grandeurs n’était pas née, il aurait laissé le reste de la terre vivre dans son fragile équilibre que le temps ajustait au moyen de sa patience… Moi, simple vache d’un ranch sauvée par le gâchis des hommes puis tuée par son gâchis. Ce gâchis qui repose dans la démesure, dans l’excès qui caractérise si bien la folie humaine.