Ielle ou la raison d’aimer

Nouvelle écrite par Roxanne-Lou Aminian élève de 1ère au lycée Wittmer de Charolles (71) – Candidate individuelle

 L’I.A de notre Centre, QG européen de l’ensemble des radiotélescopes dispersés dans le monde, qui sondait les espaces infinis à la recherche d’exoplanètes et de signes tangibles de vie extraterrestre, avait enfin atteint une vitesse de travail acceptable, et nous étions débordés, expliquant ainsi, en parallèle, une demande urgente de spécialistes qualifiés en astro-informatique. Ainsi, quand la nouvelle recrue arriva pour la première fois dans la salle de réunion du Centre où nous étions tous conviés, impatients de faire sa connaissance, le moins qu’on puisse dire c’est qu’Elle n’est pas passé inaperçu. Il était jeune, Il était grand, Il était surtout très beau ! Non pas de ces beautés stéréotypées, style papier glacé sur un magazine, non, lui c’était plutôt une beauté androgyne et rayonnante, avec, dans son regard, la bonté de celui qui sait déjà tout de vous. Je peux dire sans ambages que sur les sept femmes de notre groupe de douze, aucune d’entre nous ne pourra nier qu’à ce moment-là, nous étions toutes dans le secret de notre cœur, déjà amoureuses de lui. On nous le présenta sous le nom d’Alciabiades Promêtheus, Il nous serra la main, ses longs doigts de pianiste m’enserrèrent jusqu’au poignet, et sans honte, je chavirais déjà dans les profondeurs de son regard. Il n’avait pas encore parlé, mais quand Il le fit, nos visages s’empourprèrent aussitôt sous le choc d’une telle sensualité : une voix indéfinissable mais d’un timbre clair envoûtant qui vous enveloppait, tel un poisson, dans les filets de soie d’un pêcheur habile. La bataille pour sa conquête s’annonçait rude…  

…Le lendemain, pour son premier jour, quand Elle est rentrée pour la première fois dans la salle des ordinateurs du Centre ou nous étions tous affairés à travailler, le moins qu’on puisse dire c’est qu’Elle ne passa pas inaperçue. Elle était jeune, Elle était grande, Elle était surtout très belle ! Alcibiades était là devant nous, non pas déguisée en femme, mais complétement femme. Parfaitement bien habillée et maquillée, ce n’était pas cela qui affirmait sa féminité mais bien son maintien et son charme avec, pour la différencier d’hier, pourtant, la même voix, légèrement rauque mais parfaitement féminine. A ce moment-là je peux dire sans ambages que sur les cinq hommes de notre groupe de douze, aucun d’entre eux ne pouvait nier, dans le secret de leur cœur, qu’ils étaient déjà, hébétés et les yeux dans le vague, tombés amoureux d’Elle…

C’est moi, Makiko la benjamine, qui au grand regret de tous les autres, eus le privilège de le mettre au courant du travail qui l’attendait. Quand je commençai à l’informer, en quelques mots, sidérée, je compris tout de suite les lacunes de mon savoir : Alcibiades, avec une simplicité déconcertante et sans aucune arrogance, complétait mes informations à un tel niveau de supériorité que je me revis soudain devant Elle comme dans le passé, à Aomori, au Japon, devant mon institutrice de collège, les mains dans le dos, timide et en nattes-papillons

Ce premier soir, après son départ, toute l’équipe, comme un seul homme sentit cette nécessité absolue de discuter… du sexe de l’Ange. Pour les hommes du groupe, Alcibiades était bien évidemment une femme, il n’y avait aucun doute : leur testostérone printanière ne pouvait se tromper ! Pour nous les femmes, notre sensibilité affirmait sans erreur sa masculinité parfaitement maîtrisée. Chacun restant sur sa position et le débat devenant acerbe, nous décidâmes donc de remettre à plus tard la réponse à cette mystérieuse question.                      

Les jours qui suivirent se succédèrent en nombres pairs, masculin, et impairs, féminin, où Alcibiades alternait les deux genres avec une dextérité angélique.C’est à ce moment-là d’ailleurs que je décidai de lui donner ce nouveau nom d’Ielle, contraction d’Il-Elle. Il est inutile de dire que nous, les femmes, nous ne vivions désormais que sur l’intensité que nous procuraient les jours pairs, laissant dédaigneusement les jours impairs à la langue pendante des pauvres mâles.             

Ielle était végétarien, ce fut une chance pour moi : en bonne japonaise et habituée à manger depuis mon enfance des crudités, j’étais devenue, naturellement, végétarienne. Ce point commun nous rapprocha, les menus du Centre, franchement peu attractifs, l’affamaient et je lui proposais de m’accompagner en ville, le soir, dans les quelques bons restaurants végétariens que je connaissais. Ielle avait accepté, mais en m’imposant les jours impairs ! Sans ambigüité, Elle ne voulait sortir avec moi qu’en bonnes « copines ». Finalement cela n’avait aucune importance car moi, quel que fût le jour maintenant, j’étais tout à fait sûre d’être amoureuse…

Ce soir-là, nous étions dans un de ces restaurants qui, après une certaine heure, offrait à sa clientèle avertie l’expérience du karaoké sur une petite scène. Ielle, amusée, observa les premiers prétendants, représentants de diverses marques de casseroles, avant de se décider Elle aussi, à se lancer dans l’aventure. Elle s’avança gracieuse avant de commencer à chanter. Elle avait choisi, en toute simplicité, « Unchained Melody » des Righteous Brothers, un véritable défi ! Elle commença doucement, puis, crescendo, sa voix et sa gestuelle théâtrale se déversèrent sur la salle, imposant un silence admiratif…Déjà, les paroles de la chanson, gouttes d’eaux douloureuses, s’écrasaient sur le sol :

« My love, my darling,

I’ve hungered for your touch

A long, lonely time »

Soudain, je vis qu’elle n’était plus là, mais ailleurs, seule ou plutôt, avec quelqu’un ou quelqu’une ! Quelqu’une qu’Ielle aimait certainement énormément car coulaient maintenant sur son visage des larmes aux reflets d’argent.

« I need your love

Wait for me, wait for me

I’ll be coming home, wait for me…

A la fin de la mélodie, dévastée d’émotion, j’avais aussi les larmes aux yeux. C’est à ce moment que brutalement, j’eus, triste et jalouse, l’intime conviction que quelque part, n’importe où, un cœur blessé l’attendait…

C’est Martine, de garde cette nuit-là qui reçut le « message ». Au début, endormie, mais elle l’était presque tout le temps, elle n’en crut pas ses oreilles. Le signal puissant, en provenance du fond de l’univers, affirmait, dans sa variabilité, l’expression certaine d’une intelligence. Surexcitée et sans pitié, Martine réveilla l’ensemble de l’équipe en pleine nuit et ainsi, avant l’aube, nous étions tous, ahuris, à esgourdir groggy et en boucle le fameux « message ». Nous étions tous heureux car il n’y avait aucun doute : ce n’était pas un résidu sonore du Big Bang, ni le résultat final de la mort d’une étoile, naine rouge, blanche ou noire… Nous étions tous d’accord, cette empreinte sonore avait une cohésion, un sens et il nous fallait maintenant la décrypter. Je fus surprise pourtant que Ielle, lui toujours si savant, ne dît mot, impassible.

Pour le reste, la procédure dans ce cas-là était claire, il fallait garder le secret absolu et envoyer en toute discrétion le « message » aux divers organismes de décryptages. Pour fêter cette presque victoire, après tant d’années d’observations et d’attente, nous avions décidé d’organiser une petite fête le soir dans les jardins du château. Alcibiades arriva habillé d’un jogging irisé noir du plus bel effet. Il était de très bonne humeur, comme nous l’étions tous évidemment. Les conversations fébriles s’entrecoupaient, se juxtaposant pour se séparer aussitôt et recommencer un peu plus loin. C’est alors que, soudain, le phénomène apparut : une lumière aveuglante fondit du ciel à une vitesse foudroyante avant de se stabiliser près du sol, à seulement une cinquantaine de mètres de notre groupe ! L’événement en soi, déjà extraordinaire, fut dépassé par l’attitude incroyable d’Ielle, soudain à côté de moi, qui me prit par la main, et se penchant vers mon oreille me murmura :

« Makiko, je voulais vous dire avant de partir que ce fut un très grand honneur pour moi de faire votre connaissance. J’ai beaucoup appris avec vous et je ne vous oublierai jamais… »

 A ce moment-là il se tut, forcément car il venait de m’embrasser sur la bouche ! Brusquement alors, il lâcha ma main, et déterminé, marcha vers la lumière. Pendant qu’il s’avançait, sortit de l’apparition flamboyante une forme gracile et féminine qui dans un premier temps marchait, hâtive, vers lui pour, finalement trop impatiente, se mettre à courir et se jeter enfin dans ses bras. Alcibiades, heureux, l’enlaça très fort et l’embrassa aussi et je dois l’avouer, cela me fit mal. Alors, sans se retourner, se tenant par la main, cette main qui venait de tenir la mienne, ils se fondirent dans la lumière qui, elle-même, fulgurante, rejoignit les cieux quelques secondes plus tard et disparut…

…Nous n’avons pas pu, à ce jour, décrypter le « message », mais nous sommes certains maintenant qu’il n’était qu’une réponse à celui envoyé par Ielle à partir de son ordinateur… 

Epilogue 

Une nuit, alors que j’étais de garde, nostalgique, j’ai eu envie de lui écrire. J’ai choisis un langage des plus simplistes, le Morse, et j’ai envoyé ce message vers les espaces infinis :    

Ielle, mon adoré, mon Ange,  

Tu me manques, tu nous manques à tous, et ton absence a laissé une trace douloureuse dans nos cœurs. Mais c’est la vie, naufragé, perdu sur notre Petite Ile Bleue, tu ne pensais qu’à retourner chez toi, c’est normal. Je te serre très fort dans mes bras et sache, que bien sûr, moi non plus, nous non plus, nous ne t’oublierons jamais.

Prends soin de toi et n’oublie pas, si tu repars en voyage, de changer de mécanicien.

 Adieu, Makiko.