Comme presque chaque jour depuis mon arrivée à Paris, je suis assis dans la rue, à même le sol. C’est bientôt l’hiver, peut-être aurai-je la chance de voir de la neige, pour la première fois de ma vie. Pour le moment, j’ai froid. J’ai oublié ce que c’était de ne pas trembler en permanence. J’ai oublié ce que c’était d’avoir chaud. J’ai pu trouver un bout de couverture il y a quelques jours, à côté d’une poubelle. Enfin, je crois que c’est un bout de couverture, c’est si sale et usé qu’on ne peut même plus distinguer son état d’origine. Peu importe, de toute façon, il n’est guère utile. Voilà plusieurs jours que je suis assis dans cette rue, la rue de l’Abbaye. J’ai encore du mal avec la langue française, il est encore difficile pour moi de lire correctement, j’arrive à me faire comprendre, c’est déjà ça. Je ne peux pas rester trop longtemps dans le même endroit. Des frissons parcourent mon corps chaque fois que j’aperçois, au loin, les hommes vêtus de bleu ou leurs voitures qui émettent des lumières, bleues encore une fois, et cette alarme qui réveillerait un sourd. Je les vois parcourir la ville nuit et jour, sans exception. J’ai peur. Sans arrêt. Peur qu’on m’arrête, peur qu’on me renvoie là d’où je viens. J’ai quitté mon pays d’origine il y a maintenant huit mois. J’ai fui la misère du Soudan. Je l’ai retrouvée en France. On m’avait dit que c’était un pays accueillant et chaleureux, on m’avait dit que je trouverais rapidement du travail, un logement, que je me construirais une vie heureuse et paisible. J’étais bien naïf. Tout ça n’est que mensonge. A l’heure d’aujourd’hui, je n’ai rien de tout ça. Pas de travail, pas de logement, pas de vie heureuse et paisible. A l’heure d’aujourd’hui, je lutte chaque jour pour survivre dans cet enfer. Je me mets à penser à ma femme, à notre enfant qu’elle porte. Cela fait trois mois que je suis sans nouvelles, ils ont dû rester au Soudan, nous n’avions pas assez de moyens pour tous venir en France. Elle attend que j’envoie de l’argent afin qu’eux aussi puissent faire le voyage. De l’argent, je me demande comment je vais en trouver, de l’argent ! Une odeur de café et de croissants chauds emplit mes narines et me fait sortir de mes pensées. Je lève la tête et cherche d’où vient cette odeur si délicieuse. Une jeune femme passe devant moi, un café dans la main, un croissant dans l’autre. Elle porte une jupe et un long manteau noir, elle a des cheveux châtains qui descendent en cascade sur ses épaules. Elle a l’air pressé. Ils ont tous l’air pressé dans cette ville, les gens courent, se bousculent, passent des appels téléphoniques sans jamais s’arrêter. A côté de ça, je me sens comme un objet, inerte, sans vie. Peut-être que j’ai l’air d’une statue. Non, devant une statue, les gens s’arrêtent, la regardent, la photographient et s’émerveillent. Moi, je n’ai pas droit à un seul regard, je me sens invisible. Les gens ne me voient pas. Ou plutôt, ils font comme s’ils ne m’avaient pas vu et passent leur chemin comme si je n’existais pas.
Le lendemain, dans la soirée, toujours au même endroit, j’ai senti pour la première fois des yeux se poser sur moi. Je levai les miens et croisai ceux d’une femme. C’était la femme au croissant, celle qui était passée devant moi la veille. Dans ses yeux, j’ai vu de la compassion, peut-être même de la tristesse. A ma plus grande surprise, elle s’arrêta devant moi. Elle me posa plusieurs questions, elle me demanda comment je m’appelais, d’où je venais, si j’avais froid, si j’avais faim, et d’autres que je n’ai pas réussi à comprendre. J’ai répondu du mieux que je pouvais. Je m’appelle Souleymane. Je viens du Soudan. Oui, j’ai froid. Oui, j’ai faim. Elle, elle s’appelait Catherine. Elle me regardait avec attention et gentillesse. Apres une minute d’hésitation, elle me dit de la suivre. La jeune femme me conduisit devant un porche non loin de là. Avant d’entrer, elle m’expliqua, Catherine allait m’héberger chez elle pour quelque temps. Mais attention, je ne devais surtout pas me faire remarquer et si je croisais des voisins, je me ferais passer pour un ami qui vient en vacances à Paris. Devant mon air étonné elle ajouta que ce qu’elle faisait était illégal, elle n’avait pas le droit d’héberger des sans-papiers chez elle, c’était puni par la loi. C’est donc illégal de porter secours aux gens qui sont dans le besoin ? Cela n’a pas de sens. Elle me montre le lit dans lequel je vais pouvoir dormir, le frigo dans lequel je peux me servir, la douche. Une douche, voilà bien longtemps que je n’ai pas eu le luxe d’en prendre une, ce fut très probablement la meilleure de ma vie. J’ai même arrêté de trembler. Je n’ai plus froid. Je n’ai plus peur. A mon réveil, Catherine avait déposé sur mon lit des habits chauds et propres qui m’étaient destinés. Ils sentaient la lessive. Quelle odeur agréable ! Elle m’annonça ensuite qu’elle m’aiderait à chercher du travail, afin que je puisse gagner de l’argent, envisager de construire une vie ici, à Paris, et aider ma femme à venir en France. J’appris à la jeune femme qu’au Soudan, j’avais travaillé presque dix ans en tant que menuisier, avant de perdre mon emploi et de sombrer dans la pauvreté. Elle s’empressa alors de rechercher les menuiseries de Paris, elle dressa une liste avec les adresses de chacune, nous irions dans l’après-midi. Je ne cessais de remercier Catherine pour tout ce qu’elle faisait pour moi. Grâce à elle, j’avais retrouvé de l’espoir. Malheureusement, ce dernier s’envola presque aussi vite qu’il était apparu. Nous avions traversé la capitale, étions rentrés dans toutes les menuiseries, et à chaque fois, le même scénario. On me regarde de travers lorsque je me présente, me demande d’où je viens, de présenter mes papiers d’identité. Je leur explique alors ma situation, qu’une demande d’asile est en cours, qu’avec un travail, ma vie se stabiliserait rapidement… Mais ils ne veulent rien entendre et me demandent de partir. « On n’embauche pas les sans-papiers ». Catherine était sidérée, elle a pesté contre eux toute la fin de journée, elle m’a assuré que je pourrais rester chez elle autant de temps qu’il faudrait pour trouver une solution. Le jour suivant, elle devait aller au travail, elle me laissa un double des clés de son appartement afin que je puisse sortir à ma guise. Je décidai donc d’aller me promener, pas trop loin, je ne voulais pas me perdre. Je fais cela depuis maintenant deux semaines, mais ce jour-là, ce qui devait arriver arriva. Lorsque je suis rentré, je croisai dans les escaliers des voisins de Catherine. C’était un homme et une femme, probablement en couple, ils m’ont dévisagé de la tête aux pieds avec dédain. Ils m’ont demandé ce que je faisais dans cet immeuble. J’appliquai alors mes consignes. « Je suis un ami de Catherine, je viens en vacances à Paris ». J’ai essayé d’avoir l’air sûr de moi, pourtant, ils n’avaient pas l’air convaincu et ont passé leur chemin sans même dire au revoir. Le soir, j’ai hésité à raconter à Catherine l’incident, je n’avais pas envie de l’inquiéter. Après réflexion, je me dis qu’il était sûrement préférable de lui dire. Je lui expliquai ce qui s’était passé, elle prit un air grave et tenta de cacher son affolement. Elle se ressaisit et me rassura. « Tout ira bien, il ne faut pas s’inquiéter ».
Quelques jours plus tard, je sortis me promener comme à mon habitude, Catherine ne travaillait pas ce matin-là, elle avait pris un jour de congé, et décida de m’accompagner. A peine avais-je passé un pied devant la porte qu’on m’empoigna violemment le bras. Je levai la tête vers mon agresseur. C’était la police. Je tournai la tête vers Catherine, un policier l’avait également attrapée. Elle me regardait, je pouvais lire dans ses yeux de la panique et une grande peur. J’étais moi-même complètement effrayé. On me sépara d’elle et me fit monter dans un fourgon de police. Je sentais que c’était la fin. On m’interdisait de poser des questions. On me mit dans une cellule. Il y faisait froid. Je me remis à trembler. J’entendais les policiers parler entre eux, les voisins m’avaient dénoncé, on allait sûrement me renvoyer dans mon pays. Quant à Catherine, ils disaient qu’elle aurait des problèmes avec la justice, elle devrait payer de lourdes amendes. Catherine, je ne la revis plus jamais. Je n’ai jamais su ce qu’elle était devenue. Punie pour m’avoir aidé. C’est si paradoxal.
Lou Mauchain, Jeanne Magnien et Blanche Dufour
Classe de 2nde EDE Littérature et Société
Lycée Pasteur de Besançon