Amitié fossilissée

Tout commence un jour d’avril, lors de la fête de l’eau, ou festival Thingyan, dans une province de Birmanie. Depuis un jour, Prajñā fête le Nouvel An bouddhiste avec sa famille. Après avoir fait des offrandes la veille aux moines et aux statues de Bouddha, Prajñā peut enfin s’amuser. Il attend impatiemment le coup de canon général pour pouvoir arroser ses voisins. Prajñā est un jeune garçon de 14 ans, de religion bouddhiste. Le voilà muni d’un seau rempli à ras bord, prêt pour cette deuxième journée du festival ! Soudain le coup de canon retentit ! C’est parti ! Prajñā s’élance, aspergeant son voisin, son grand frère, ses parents, les passants en cette journée chaude de la Nouvelle Année. Tout à coup, Prajñā arrose un autre passant, un jeune garçon de son âge pas comme les « siens ». Prajñā s’arrête net dans son élan et le regarde avec considération. Le jeune garçon, trempé mais heureux, le regarde d’un air timidement gêné. Prajñā, qui après l’avoir observé longuement, ose enfin lui poser une question :

«- Que fais-tu donc ici ?

– Je viens voir cette fête qui m’intrigue énormément, répond le jeune garçon, Hakim.

– Mais pourquoi es-tu venu ici en plein centre ville ? Tout le monde te voit et devine que tu ne fais pas partie de notre communauté bouddhiste !

– Pourquoi ne pourrais-je pas m’amuser comme vous ? » rétorque alors Hakim.

A ces mots, Prajñā est pris d’un étrange malaise… Il vient de comprendre, maintenant, ce dont souffre la petite population musulmane Rohingya de Birmanie. Ce petit peuple discriminé, rejeté du pays sous prétexte qu’il ne peut y résider alors que cette génération est présente sur ces terres depuis des millénaires… Prajñā se trouve en face d’un de ceux que le régime birman chasse du territoire. Il n’en croit pas ses yeux… Il est alors pris d’une irrésistible empathie pour le jeune homme.

«- Viens, lui dit-il, rentrons chez moi, tu y seras plus en sécurité que dans la rue !

– Non, lui répond Hakim, ma famille va s’inquiéter si elle voit au bout d’un moment que je ne suis plus là. Je dois rentrer, désolé.

– Non ! J’aurais bien aimé discuter avec toi ! Ton peuple et ton histoire m’intéressent !

– J’ai appris à toujours me méfier de vous. Tu sais que nous sommes chassés du pays par le régime birman, alors je ne peux m’attarder à rester en ta compagnie. La tentation de participer quelques instants à cette fête était juste trop forte pour moi. Je n’ai pas pu résister.

– Bien, alors dans ce cas, je te propose que l’on se revoie après le Nouvel An, soit dans quelques jours.

– Oui, si tu veux. Cela me fera une joie de pouvoir discuter une fois avec un bouddhiste ! Ce sera bien la première fois de ma vie ! »

A l’issue de ce court échange, Hakim rentre chez lui. Hakim vit avec sa mère, son père et ses quatre frères et sœurs. Son père fait partie de l’Armée du salut des Rohingya de l’Arakan (ARSA). Il se bat avec d’autres rebelles de sa communauté pour leurs droits.

Lorsque Hakim est de retour à la maison familiale, il n’évoque rien au sujet de son échange avec le jeune bouddhiste. Ce sujet de conversation sur la discrimination des musulmans par rapport aux autres citoyens du pays est à éviter dans la famille… Cela met le plus souvent son père en furie et rend sa mère encore plus inquiète. Alors raconter sa rencontre avec le jeune Prajñā est inimaginable… Hakim vaque donc à ses activités habituelles tout en ne pouvant s’empêcher de songer à cette surprenante et inattendue entrevue avec Prajñā.

Quelques jours après le Nouvel An, comme prévu, Prajñā et Hakim se retrouvent dans la petite province. Hakim n’a pu dormir la nuit précedente. En effet, il désobéit à son père s’il fréquente un membre de la communauté qui les rejette. Mais cette rencontre avec un jeune garçon de son âge appartenant à une autre religion le dépasse. Établir un lien avec un citoyen partageant en principe les mêmes droits et mêmes devoirs que lui, bien qu’ayant le statut d’ennemi, crée chez lui un conflit mêlant espoir et anxiété à l’idée de vouloir instaurer la paix entre deux peuples en guerre.

Quant à Prajñā, il est surexcité de parler avec un garçon d’origine musulmane. En effet, le garçon se sent mal depuis ce deuxième jour de fête, il éprouve à la fois honte et angoisse.

Déjà, lors de la traditionnelle visite chez sa famille le Jour de l’An, Prajñā se sentait mal à l’aise. Il souffrait de se rendre complice de sa communauté à l’égard du peuple Rohingya. Or, lancer de l’eau lors de cette fête, n’était-ce pas une coutume traditionnelle consistant à laver les péchés de l’année passée, à purifier les rues des esprits malins et de commencer la nouvelle année dans la paix et la prospérité ? Mais alors, à quoi bon faire cette cérémonie si les Rohingya sont discriminés ? N’était-ce pas un lourd péché de la part des peuples bouddhistes qui allait se répéter cette année ? Et commencer la nouvelle année dans la paix ? Sur le plan de la paix dans le cercle familial, Prajñā était d’accord avec cette notion. Mais la paix avec les citoyens du pays ? Pourquoi fêter le Thingyan si par ailleurs, deux peuples culturellement différents se battent à cause d’une question de culture ! Prajñā ne se sentait plus comme les siens. Il voulait être un bouddhiste qui applique réellement les traditions du festival.

Prajñā attend impatiemment l’arrivée de Hakim. Lorsqu’il voit celui-ci, il se précipite hors de sa cachette et est même sur le point de lui sauter au cou tellement sa joie est grande ! Il fait signe à Hakim de le suivre discrètement. Prajñā connaît un coin où ils ne seront pas dérangés. Personne de sa famille ne va dans l’entrepôt de son père lorsque celui-ci est absent. Les deux amis s’y réfugient donc. Puis commencent les questions sur la vie et la famille de l’autre tout en jouant. Hakim a amené un jeu de carte qu’il a créé avec sa sœur. Prajñā explique à Hakim ses sentiments contradictoires d’être bouddhiste, de fêter le Thingyan et d’appartenir à ceux qui leur font du mal…

Après cette matinée passée en compagnie de Prajñā, Hakim doit vite rentrer chez lui. Cela a duré plus longtemps que prévu et sa mère va s’inquiéter et peut-être même soupçonner quelque chose ! Son père étant parti avec les rebelles de l’Armée, il a la charge de la famille étant l’aîné de ses frères. Un autre rendez-vous est fixé, dans la nuit cette fois.

Dans la nuit du surlendemain, Hakim quitte à pas de loup la maison pour rejoindre l’entrepôt. Sur le chemin en marchant sous le clair de lune, il remarque deux cailloux en forme de cœur. Il les prend et les glisse dans sa poche. L’un sera pour Prajñā et l’autre pour lui. Cela sera leur signe d’amitié si précieuse en ce monde en conflit perpétuel. L’amitié vaut plus que de l’or. Arrivé à l’entrepôt, Hakim retrouve Prajñā et lui offre son cadeau. Prajñā en est ému jusqu’aux larmes. Il lui dit alors que cette pierre fait désormais partie de ses objets sacrés, tout comme sa statue de Bouddha. Ils décident de la garder sur eux en permanence. En plus d’être un signe d’amitié, cela sera aussi un code qui indique que tout va bien. Cette deuxième rencontre passe encore plus vite pour les deux amis que la dernière. Ils jouent, rient à ne plus pouvoir s’en arrêter. Prajñā a apporté à son tour, un jeu avec lequel il apprécie beaucoup de jouer avec sa famille. La nuit passée, les deux complices décident de se revoir dans quatre jours, également pendant la nuit.

Hakim rentre alors chez lui, avec toujours dans sa poche, son petit caillou dont il est si fier. Arrivé au bord du village, une drôle d’atmosphère l’arrête dans ses pensées. Il observe alors. Dans certaines maisons règne une étrange agitation… Bizarre, un matin si tôt, non ? Puis, tout d’un coup, une pensée jaillit de son esprit. Ces maisons sont toutes habitées par des foyers dont le chef de famille fait partie de l’Armée du salut des Rohingya ! Le cœur de Hakim s’emballe, la panique envahit son esprit, la peur le fait trembler… Il arrive exténué à la maison et retrouve sa mère effondrée, en pleurs…

«- Hakim ! Où étais-tu ? Je t’ai cherché partout !

– J’étais dehors, lui répond Hakim ne comprenant plus la situation

– Ton père est mort ! Il a été tué par le régime birman cette nuit avec d’autres rebelles ! Vite fuyons maintenant ! »

Le choc est brutal. Pris de panique, terrorisé et se sentant tout d’un coup tout démuni, Hakim lui répond :

«- Mais où veux-tu aller ?

– Partons au Bangladesh !

– Mais comment allons-nous faire ?

– Peu importe, Dieu est avec nous. Nous nous cacherons et ferons comme tant d’autres ont fait… Va réveiller tes frères et sœurs ! Vite, le temps presse ! ».

Hakim s’exécute en vitesse, le cœur tout chamboulé… Mais une pensée lui vient à l’esprit. Et Prajñā ? Comment peut-il le prévenir, lui qu’il vient de voir quelques heures plus tôt ? Une lumière éclaire alors sa pensée. Il dépose sa petite pierre à droite de la porte d’entrée. Prajñā devinera que quelque chose d’anormal est survenu. Il sait où Hakim habite. Il viendra certainement et comprendra en voyant la maison vide…

C’est ainsi que Hakim et sa famille prennent la route, tout comme tant d’autres centaines de milliers de Rohingya fuyant la violence, avec pour objectif de passer la frontière birmane pour arriver au Bangladesh…

Et peut-être un jour, ce petit cœur innocent et solide ramènera t-il dans le monde la joie et l’amour dans le cœur de pierre des hommes ?