Arnoldo tu contes trop

Le réveil avait sonné depuis une bonne petite demi-heure, et le petit garçon se brossait les dents. La mousse produite par le frottement du dentifrice l’amusait et, comme souvent, il rigolait en se regardant dans la glace, en postillonnant un peu de mousse à la menthe. Une voix féminine et aiguë l’appela. Le petit garçon se rinça immédiatement la bouche, sortit de la salle de bain et dévala les escaliers de bois en lançant des « J’arrive, j’arrive ! » joyeux. Il ramassa son cartable, qui n’était pas léger, mais il n’était pas du genre à se plaindre, ah ça non ! Il prit la main de la dame, dans sa grande robe noire élégante, qui lui fit un petit sourire et ils quittèrent la maison, pour se rendre à l’école.

 

Le petit garçon que vous voyez là, qui marche en sautillant, c’est Arnoldo. Un petit garçon de 7 ans, au teint bien basané, voire un peu plus sombre, au sourire d’ange, aux dents un peu écartées et aux cheveux bruns indémêlables. Mais Arnoldo, derrière son sourire joyeux, cache un passé bien plus triste. C’est un réfugié centrafricain. Son nom est d’ailleurs plutôt rare en Centrafrique,  mais ce n’est pas le plus important. Il a fui la guerre civile, a perdu ses parents dans la panique, a réussi à atteindre un camp en suivant les autres fuyards, et a été transféré en France. La perte de ses parents fut très dure pour lui, et il sombrait dans la dépression. Cela fait déjà plusieurs mois, Arnoldo parvient depuis peu à montrer de nouveau son grand sourire. Heureusement pour lui, il a été accueilli par une famille qui l’a beaucoup aidé et prend bien soin de lui.

 

Il arriva à l’école toujours en sautillant joyeusement, dit « à tout à l’heure ! » à la dame, sa mère adoptive. La cloche sonna, et il partit se ranger avec sa classe.

 

Arnoldo ne commençait jamais, du moins à l’école, une discussion. Bien qu’il sût parler français, énoncer une phrase complexe restait un vrai défi. Il avait un peu honte de ses phrases maladroites, au verbe parfois non conjugué, ou au mauvais déterminant. Non, généralement, c’était ses camarades de classe, curieux, qui lançaient la discussion. Ils lui demandaient souvent de leur raconter cette histoire, même pas inventée, où il avait porté un serpent autour du cou. Ou encore toutes ces choses dangereuses qu’il avait pu faire, bien que certaines fussent exagérées par les enfants qui croyaient qu’en Afrique, tout serpent était venimeux, que chaque rivière cachait des crocodiles, et que chaque rocher cachait un lion.

 

Le petit garçon éprouvait toujours une satisfaction à raconter ses « exploits », qui pour lui n’avaient pas grand-chose d’extraordinaire, mais qui émerveillaient tant ses camarades. Il se dégageait ainsi de lui, une sorte de fierté guerrière qui impressionnait de nombreux petits garçons et petites filles de son école.

 

Il s’assit dans la classe, derrière son pupitre et commença à sortir ses affaires. Mais son regard fut bientôt attiré par la jeune fille qui se tenait sur le pas de la porte. Il fut subjugué par cette jeune fille à la robe de coton, aérienne et légère, avec un visage fin et délicat, des cheveux blonds comme les blés et les yeux bleus comme le ciel, presque cristallins. Derrière cette apparition plus que surprenante, se cachait sa mère, qui l’était tout autant. Cependant, elle se dressait telle une ombre, droite et sèche, le visage pincé, une silhouette mince et des jambes longues et fines faisant penser à des pattes d’araignées. La seule chose que cette femme étrange partageait avec sa fille, c’étaient ses cheveux blonds, et encore, ils semblaient rêches et abîmés. Arnoldo ne vit pas le regard mauvais et dégoûté que lui lança cette dernière, il ne vit que des petits yeux noirs plissés d’un air sévère. La maîtresse invita la jeune fille à entrer dans la classe, elle salua sa mère qui lui souhaita bonne chance. En effet, la jeune fille était timide, elle entra d’une démarche maladroite, qui pourtant restait légère, et se posta un peu brutalement devant la classe. Elle bafouilla une phrase de présentation qui fut inaudible tant elle parlait bas. La maîtresse l’aida un peu.

« Voici votre nouvelle camarade de classe, elle vient d’arriver dans la région. Allez, présente- toi, l’encouragea-t-elle

-Je… Euh… Bonjour, je m’appelle euh… Marie… et euh… enchantée de vous rencontrer ! »

Tous les élèves répondirent joyeusement des « bienvenue » et des « enchantés » mais Arnoldo semblait un peu dormir debout, il finit par se réveiller soudainement et la salua avec un grand sourire.

 

Le cours porta sur des mathématiques banales, des additions, des soustractions et des multiplications, avec quelques divisions simples dissimulées dans des problèmes. La sonnerie finit par se faire entendre et les enfants partirent en récréation. La nouvelle, Marie, se fit encercler rapidement par la plupart de ses camarades de classe qui s’attelèrent à lui poser toutes sortes de questions. La petite fille fut perdue dans un premier temps, puis se détendit et leur répondit avec un sourire angélique. Arnoldo se rapprocha du cercle d’élèves, et, immédiatement, il fallut à ses camarades vanter ses mérites « guerriers » à la jeune fille. Marie était très impressionnée, elle était même plus facilement impressionnable que les autres enfants de la classe, qui l’étaient déjà beaucoup. Rapidement, Marie et Arnoldo devinrent de bons amis. La jeune fille était une enfant très gentille et calme et ne faisait pas relever toutes les erreurs de français au petit garçon lorsqu’il s’exprimait, contrairement aux autres qui le faisaient encore, certains pour aider le jeune garçon, d’autres pour l’énerver un peu sans doute. Non, elle était très compréhensive.

 

Ainsi, la récréation passa vite. D’autres journées aussi ; la semaine passa vite. Puis un mois. Et le jour de la sortie scolaire arriva. Les enfants allaient au zoo : c’était une sortie qui avait été organisée durant ce dernier mois et le projet remontait au début de l’année.

 

La « fierté guerrière » du jeune garçon en brilla davantage , non qu’il se vantât de connaître chaque lion, éléphant ou girafe qu’il croisait, mais il avait quelques contes intéressants qui lui revenaient en mémoire lorsqu’il les voyait. Des exploits d’anciens guerriers que lui avait contés son père, des exploits d’anciennes divinités que lui avait contés sa mère. On pouvait juger impressionnants tous ces contes qu’il connaissait, il en connaissait bon nombre et certains étaient assez complexes, surtout avec certains noms de personnages assez biscornus. Mais cette manière qu’il avait de conter les histoires était devenue magique et extraordinaire ce dernier mois. Bien sûr, sa connaissance du français se complétait de jour en jour, mais on pouvait dire que l’arrivée de Marie lui avait donné comme une envie de se « surpasser » et désormais chaque histoire qu’il contait était enrichie d’une magie, d’une émotion particulière, qui faisait voyager quiconque l’écoutait dans un monde incroyable recelant des mystères.

 

Cependant, le lendemain de la sortie, Marie arriva avec sa mère au visage pincé. Celle-ci laissait habituellement sa fille au portail de la cour, mais elle entra cette fois ci et sembla se diriger de ses grandes et longues jambes d’arachnides vers le bureau du Directeur. Les élèves la regardèrent passer, de sa démarche si étrange, emmenant Marie avec elle, qui ne lança qu’un regard timide aux élèves. Arnoldo, connaissant désormais bien la jeune fille, se douta immédiatement que quelque chose allait se passer et pas vraiment quelque chose de bien. Elle comptait beaucoup pour lui .Alors, inquiet, il décida de suivre discrètement Marie et son étrange mère. Certains des autres élèves le suivirent aussi, trouvant l’occasion de s’amuser avec leur « guerrier » favori idéal. Ils arrivèrent dans le couloir qui donnait sur le bureau du Directeur, ils n’eurent même pas à s’approcher, la mère hurlait déjà suffisamment fort. « Que l’on renvoie l’étranger ! » disait-elle. Arnoldo comprit bien qu’on parlait de lui, mais ne comprit pas pourquoi on devait le renvoyer, ses camarades non plus. De plus, Arnoldo n’avait jamais rien fait de mal à cette étrange dame et encore moins à la jolie Marie. Et puis même, il n’avait rien fait de mal à l’école non plus. La voix de la dame, aiguë et de plus en plus désagréable, criait sur le pauvre Directeur qui peinait à comprendre quelle furie lui était tombée sur la tête.

« Madame, écoutez, nous sommes ici dans un établissement laïque. » commença le Directeur de sa voix grave

– Je ne tolérerai pas qu’un petit démon de la brousse pervertisse l’esprit de ma jeune fille ! s’écria la femme d’une voix aiguë et désagréable de crécerelle

– Arnoldo n’a rien fait de mal, Madame  » continua le Directeur.

On pouvait constater dans sa voix qu’il s’efforçait de garder son calme et d’être patient.

« Si j’ai bien compris, il a juste raconté quelques contes, les contes ont été créés pour faire rêver les enfants, pas pour pervertir leur esprit. Arnoldo n’a rien de méchant, c’est un honnête garçon…

-Vous êtes juste aveugle ! coupa la bonne femme, Renvoyez-le donc !

-Madame, ceci est tout juste raciste. Allez crier vos propos ridicules ailleurs, mais ici, vous devez respecter l’esprit de laïcité et l’absence de discrimination qui ont été instaurés ! »

La femme sortit du bureau, la face rougie par la colère, criant des choses devenues incompréhensibles et certainement terribles et Arnoldo et ses camarades ne comprirent pas pourquoi, mais on ne revit plus jamais la gentille Marie.