Les femmes larmes

 

Nouvelle écrite par Emma Boumous, Théo Le Floch et Manon Tessier du collège Françoise Dolto de Pacé (35)

Thème : « Diversités sexuelles »

C’est là, en moi, comme une balle perdue dans ma chair. J’ai besoin aujourd’hui de l’extirper, de l’ôter de mon âme pour enfin revivre et te permettre, ma fille, de vivre. Agir, te parler, parler à toutes les femmes du monde, nous lier à jamais et nous détacher de cette expérience indigne, inhumaine pour enfin trouver force et courage dans ce corps meurtri qui est le mien, qui sera bientôt le tien si je reste là sans rien faire. Parler comme animée par un second souffle, comme une porte ouverte sur l’espoir avant qu’il ne soit trop tard… Car, dans quelques heures, ce sera ton tour… Tu vas être mutilée…Comme je l’ai été, comme l’ont été les femmes de notre famille depuis des générations, comme le sont les femmes ici. La parole comme arme contre l’excision. Seule possibilité. S’interposer et s’affirmer.

Dans quelques heures, tu seras là, dans cette pièce, vouée à la même souffrance dans ton corps, au nom de lois injustes, au nom d’une tradition où le respect n’a pas sa place. Mes pensées se bousculent. La femme abîmée que je suis se remémore ce moment où ma mère m’a annoncé qu’il était temps pour moi de devenir une femme, d’être reconnue par la communauté, ce qui signifiait : m’exciser. Un mot barbare dont je ne connaissais pas vraiment toute la signification. A ton âge, je ne ressentais aucune appréhension, je pourrais même dire que c’était presque un honneur, un passage obligé. Ce que je pouvais être naïve pour croire que c’était le prix à payer ; j’avais été bien endoctrinée par des discours ressassés.

J’avais ton âge, il faisait très chaud, comme c’est souvent le cas à Tajora, à la frontière du désert africain, et je transpirais de tout mon être. Ma mère essayait tant bien que mal de m’apaiser, de me rassurer. Pourtant, c’est la peur que je lisais sur son visage, que je lisais dans son regard. On ne m’injecta aucun produit anesthésiant. Une voisine me mit un linge devant les yeux et une grand-mère approcha la lame… Ce fut comme si un pic à glace provoquait une avalanche ; je fus écrasée par un éboulement intérieur. Longtemps après, le bruit déchirant de la lame acérée contre ma chair, le goût de ma salive sur ce mouchoir serré entre mes dents et les quelques secondes où je perdis conscience enterrent mes nuits.

Tu as cet âge où ta vie de femme va basculer. Tu as sept ans. Mais c’est la rage qui se réveille en moi. Je ne permettrai pas que cela se reproduise. Sinon je me sentirais honteuse. Je ne pourrais plus me regarder dans un miroir. La révolte m’anime et je décide d’aller en parler à mon époux. C’est un colosse de dix ans de plus que moi. On m’a mariée sans me demander mon consentement. Mais on ne m’a pas ôté ma liberté de conscience. Mon rythme cardiaque s’accélère quand je me retrouve face à lui. Une force intérieure me donne le courage de m’exprimer pour toi, pour moi, pour nous. Le danger n’existe plus.

« Je ne veux pas qu’elle soit excisée, lancé-je de toutes mes forces.

– C’est la tradition, si elle veut devenir une femme honorable, qui ne sombre pas dans la débauche. »

Comment pourrait-il comprendre ce qui se passe dans le corps d’une femme ? Furieux, il se crispe, il lève la main et l’abat violemment contre ma joue. Il me regarde avec dégoût. Il quitte la pièce et je m’effondre. Je pleure mais je suis un torrent de larmes asséché. Je me relève. Ma mère vient m’apprendre que le moment de l’opération est avancé. Mon attitude la révolte, elle ne comprend pas. Elle me lance à la figure les hypothétiques « qu’en dira-t-on » des villages environnants…On le fait car c’est la coutume ; elle ne se discute pas. Sa voix m’est insupportable.

Je rentre dans la pièce, ma mère s’approche de toi, tu portes une robe confectionnée spécialement pour ce jour ; je suis paralysée. Mais je reprends mes esprits. J’essaie de m’enfuir avec toi. Mon mari m’attrape violemment, il me tire par les cheveux, me traîne dans le couloir. Il prend un fouet ; ma tante me hurle dessus : je suis maudite. Les femmes m’enferment dans la pièce voisine, je t’entends crier à ton tour. Des cris aigus, abominables, insupportables. Tes gémissements me font vaciller. Je sais que cela est fait. Des femmes qui mutilent d’autres femmes…comment le justifier ? Je suis là, à genoux. Je suis prostrée. Je n’ai pas réussi à te protéger.

Les jours qui suivent sont des cauchemars éveillés pour toi, pour moi : je suis en train de te réconforter, de soigner ta fièvre montante, de panser cette plaie abominable, gratuite. Je te caresse le front, les cheveux, rien n’y fait de ton corps blessé à jamais. Je me sens morte en moi-même. Tout le monde semble heureux cependant. On me dit que maintenant tu pourras lire le livre sacré. On me dit que tu seras respectée. Tout ce qu’on me dit m’anéantit encore un peu plus. Un océan de chagrin nous sépare d’eux. Nous ne sommes plus de leur monde.

Mais comment pourrai-je un jour t’expliquer le sens de cette mutilation ? Comment pourrai-je justifier mon échec ? Plus personne ne me regarde de la même façon, on me surveille, on m’inspecte. Je tais mes cris assourdissants. A la blessure physique vient s’ajouter la blessure morale. Se taire pour te protéger. Se taire pour un jour mieux parler.

Tu grandis, et chaque année, on fête ta blessure. On fête l’abolition de ta dignité, de tes droits. Et tout le monde se réjouit, sauf moi, sauf toi.

Le temps passe, tu es mère à ton tour, et, on me demande de faire pratiquer l’impraticable. Je refuse, tu refuses, nous refusons toutes.