Maman dit que tout va bien aller ; maman dit toujours que tout va bien. Le vent froid souffle fort et je crois qu’elle aussi, elle a froid. Je serre très fort sa main. Si fort que tout à coup, le vent l’emporte, mon cœur me fait mal et je hurle. C’est ce même cauchemar qui revient chaque nuit et c’est également ce que j’essaye tant bien que mal d’expliquer à cette fichue psychologue. J’ai envie de pleurer, mais maman m’a trop souvent dit que les grands garçons, ça ne pleure pas. Alors je garde mes larmes, tout au fond de moi. Madame Jarre ferme son dossier sur lequel il est soigneusement inscrit en lettres capitales « BOUDHANI AMAR », puis en minuscule, comme s’il fallait le taire, « réfugié syrien »; la séance d’aujourd’hui est terminée.
Demain, cela fera six mois que je suis ici, en France. Trois mois que mes papiers officiels m’ont été remis mais trois mois que je suis seul. Maman, un jour, m’a dit que la solitude en elle-même n’avait rien de néfaste. Ce sont les pensées qui s’amènent avec elle qui vous détruisent. J’aime pas la solitude. Je me rappelle l’attente. Ces trois mois et quatre jours qui m’ont semblé durer une éternité. La satisfaction, la joie et puis cette interrogation qui est arrivée juste après et ne m’a plus jamais quitté : que faire maintenant ? Cette question hantait mes pensées, brûlait mes lèvres et amenait mes poings à frapper dans les murs, très tard le soir ou trop tôt le matin. Jour et nuit j’y réfléchissais et bien souvent je me perdais dans la vingt-cinquième heure. A tel point que je connais la Patience comme ma poche et que j’ai même pu rencontrer à ses côtés le Doute et l’Incertitude. Je crois d’ailleurs qu’ils mentent lorsqu’ils prétendent être différents car face à l’un ou face à l’autre, je n’ai jamais su me décider. J’ai appris du Courage qu’il ne fallait jamais lâcher et de l’Epuisement qu’il fallait quand même, parfois, se reposer. Le Malheur m’a raconté qu’il ne venait que pour permettre aux âmes en peine d’apprécier à nouveau son frère, le Bonheur. En réalité, ces deux-là ne sont pas tellement différents, juste les deux extrêmes de ce que l’on peut ressentir puisqu’il faut l’avouer, l’un, sans l’autre n’est plus grand-chose ; vous pouvez me croire, ce sont eux qui m’ont expliqué. J’ai aussi beaucoup appris du Silence qui m’entourait vraiment mais trop peu de mon inactivité. Alors j’ai pris les choses en main. Je me suis résolu à ne pas laisser s’enfuir demain. Je me suis rendu à l’accueil du foyer où je logeais et j’ai longuement écouté les paroles de personnes qui m’ont, en somme, toutes raconté la même chose ; j’avais quatorze ans et de l’avenir, je devais aller à l’école, travailler dur puisque oui, ça allait l’être, mais je pouvais m’en sortir et ils en étaient tous certains. Moi non. Mais pour une fois, sûrement la première depuis mon arrivée ici, j’ai décidé d’écouter autre chose que mes quatorze ans et mon instinct. C’est ainsi que je suis rentré à l’école. Maman m’a toujours dit que le savoir était important dans ce monde parce qu’il unit les gens. Dans ce collège où je suis arrivé, nous n’avions pas les mêmes savoirs, les autres enfants et moi. Et pourtant nous étions tous plus ou moins unis, amis même. Ils m’ont apporté leurs connaissances et à travers leurs paroles, j’ai découvert d’autres vies que la mienne. Cela m’a fait un bien fou. Je n’aime toujours pas la solitude alors les gens me font revivre. J’ai arrêté de m’enfermer. J’aime les maths et surtout la géographie, mais en France, on ne parle plus vraiment de mon pays. Ici la misère ne hante pas les murs, elle les frôle. Les professeurs parlent de la guerre avec des mots qu’ils ne mesurent pas, parce qu’ils n’y connaissent rien. Je ne crois pas que c’est à eux que j’en veux, mais plutôt aux médias parce qu’ils font dire ce qu’ils veulent aux images. Ils ne savent rien du bruit des bombardements dont ils parlent, ni de la frayeur qu’ils croient sans doute décrire convenablement. Leur vision de tout cela n’est jamais juste, partagée toujours entre l’euphémisme et une profonde exagération. J’apprends beaucoup de l’école. Je sais aussi désormais que la vie ne s’arrête pas. D’ailleurs je l’aime presque, ma vie. A une chose, ou plutôt à une personne près. Tu me manques maman.
Aujourd’hui, nous partons en voyage scolaire, en Angleterre. Nous sommes tous si pressés, ou du moins, les autres le sont. Ils veulent voyager, s’éloigner un peu et pourtant, moi, l’idée de m’en aller encore m’effraie. Ils sont heureux de quitter leurs parents, j’aurais tout donné pour retrouver ma mère. Et lorsque nous arrivons sur le bateau qui nous fait traverser la Manche, alors je me rappelle. Le froid, le vent. Ma peur, la sienne. Les cris fusent autour de moi. Ce ne sont plus ceux de mes camarades que j’entends mais ceux des enfants syriens qui étaient avec moi dans ce mirage. Ma vue se brouille. J’ai froid. Alors j’ai mal, très mal à nouveau et mon envie de me battre grandit. Une larme roule sur ma joue, pardon maman. Tu disais toujours que pour combler le manque, l’amour, à lui seul, parfois pouvait suffire ; il ne suffit pas.