Nouvelle écrite par Alexandra CHISTYAKOVA
sur le thème « La grande pauvreté, une violation des droits humains »
C’était une journée particulièrement froide le 12 mars 1942 à Leningrad. Le ciel était couvert de nuages sombres, les rues étaient poussiéreuses et grises. La ville avait perdu sa couleur depuis le début du siège. Les gens ne souriaient plus, les enfants ne riaient plus, les terrains de jeux étaient abandonnés. Il y avait des cadavres sur le sol. Personne ne se souciait de les déplacer ailleurs.
Tanya pouvait entendre le hurlement du vent dehors. Elle était assise dans sa chambre avec plusieurs couvertures. Elle était faible, froide et affamée. Plus tôt dans la journée, après avoir passé quelques heures dans une file d’attente, elle n’avait reçu que 600 grammes de pain pour elle et sa mère malade. C’était toute leur nourriture pour la journée.
L’état de sa mère s’était aggravé ces derniers temps. Elle passait la plupart de sa journée au lit, incapable de bouger ou parler normalement. Tanya a pris soin d’elle – elle lui a donné la plupart du pain qu’elles avaient, elle a changé ses draps, elle a même écrit quelques petites histoires pour sa mère. Tanya voulait devenir écrivain quand elle serait grande, mais avec chaque jour qui passait, elle perdait de plus en plus espoir.
Il était 9 heures du soir. Tanya a embrassé sa mère sur le front. « Demain, tu iras mieux, maman. Bonne nuit » – dit-elle avant de se coucher à côté de sa mère. Elle avait sa propre chambre, mais elle avait peur que sa mère se sente plus mal pendant la nuit. Après environ une heure passée en regardant le plafond, Tanya a fermé les yeux et s’est endormie.
Il était 7h20. Tanya est réveillée depuis une heure. Elle était dans sa chambre, regardant par la fenêtre. Il a plu toute la nuit et il y avait une odeur d’humidité dans la rue, mêlée d’air poussiéreux et de saleté. Elle voulait sortir dans quarante minutes chercher les précieux grammes de pain, comme d’habitude. C’était de plus en plus difficile pour elle de marcher, mais elle savait qu’elle devait le faire pour sa mère. Après quelque temps, la petite fille a décidé de vérifier si sa mère allait bien.
Tanya s’approche de sa mère, allongée sur le lit. La femme ne bouge pas. Son visage est blanc, un peu trop blanc pour être naturel. Tanya touche lentement la joue de sa mère. Froide. La fille remarque que sa poitrine ne bouge pas. Elle ne respire pas. Tanya prend le poignet de sa mère, essayant de sentir le sang circulant dans ses veines. Mais il n’y a rien.
Sa mère est morte.
Ce soir-là, Tanya a décidé de rester chez son amie Rita. Elle avait peur de rentrer chez elle, de voir le cadavre de sa maman sur le lit. La famille de Rita était très bons amis avec les Savichevs. Les parents de Rita étaient très gentils et bienveillants, même s’ils n’avaient pas de nourriture pour un deuxième enfant. Rita a partagé sa chambre avec elle. Avant de s’endormir, Tanya a écrit quelques mots dans son journal intime :
« Maman est morte. 7H30, 13 mars. »
« Les Savichevs sont morts. »
« Il ne reste que Tanya. »
Le matin, Tanya est tombée malade. Elle avait des difficultés à respirer, et de la fièvre. Elle toussait et ne pouvait parler qu’en chuchotant. Les parents de Rita lui ont dit de boire plus d’eau pour soulager les symptômes, mais cela n’a pas vraiment aidé. Ils voulaient l’aider, mais ils savaient qu’ils ne pouvaient pas se permettre de s’occuper d’un autre enfant malade. Après quelques jours, ils ont été informés d’une évacuation qui aurait lieu le 15 mai, donc le lendemain. Cette évacuation visait à transférer les enfants ayant perdu leurs parents vers des villes proches. La famille de Rita pensait que ça serait la seule chance d’essayer de faire sortir Tanya de Leningrad.
Plus tard dans la matinée, Natalya, la mère de Rita, a apporté Tanya un verre d’eau et s’est assise sur le lit à côté de la fille.
– Tanya, – dit-elle – peut être que tu le sais déjà, mais il y aura une évacuation bientôt, et c’est possible pour toi d’être évacuée avec des autres enfants. Nous pensons que c’est une excellente opportunité pour toi, Tanya.
– Mais maman… Qu’est-ce qui va se passer avec elle ? – demande Tanya d’une voix silencieuse.
– Ne t’inquiète pas. On va organiser l’enterrer avec tous les honneurs… Tout ira bien.
– Mais je ne peux pas être là pour l’enterrement, n’est-ce pas ?
– Malheureusement, oui, c’est vrai. C’est soit l’évacuation, soit les funérailles. Mais c’est pour ton bien. Tu seras dans une autre ville et tout ira bien ! Je te jure, – Natalya regardait Tanya de manière rassurante.
La fille n’a pas répondu, buvant l’eau de la tasse en silence. Quelques minutes sont passées, et Natalya a pris la tasse vide et est sortie de la chambre. Tanya s’est endormie.
Il était 8H30 de soir. Tanya était en train d’emballer ses affaires. Il n’y avait pas beaucoup de choses, seulement quelques vêtements chauds, un petit livre pour s’amuser en route et son journal intime avec un stylo. Elle ne voulait pas partir, mais alors, à quoi bon rester ici et être un fardeau pour tout le monde ? Même si la famille de Rita était très bienveillante, Tanya voyait l’inquiétude et la fatigue dans leurs yeux. Ce sera mieux pour elle de partir. Oui, ce sera mieux…
Une nouvelle journée est arrivée. C’était le 14 mars, le jour d’évacuation ! Finalement, Tanya va être sauvée. Elle s’est réveillée un peu plus tard le matin, à 11h. Il faisait froid encore, comme la veille, mais il y avait du soleil. La lumière brillait très fort à travers la fenêtre. La fille était assise sur le lit. Elle devrait être heureuse, mais quelque chose ne semblait pas bien. Est-ce que c’est vraiment ce qu’elle veut faire, s’échapper et quitter sa mère sans dire un dernier « Au revoir » ?
« C’est pour ton bien » – les mots de Natalya ont traversé sa tête. Elle avait raison : il n’y avait aucune possibilité pour Tanya de survivre ici, toute seule et malade, sans famille. Il n’y avait pas d’avenir pour elle ici. C’était sa seule chance… et elle va la manquer.
La famille de Rita était partie tôt le matin pour enterrer la mère de Tanya et, après, pour acheter du pain. Ils n’étaient pas censés rentrer chez eux avant au moins une heure. L’évacuation devait avoir lieu à 13H. Il ne restait que 2 heures à Tanya pour aller au cimetière qui était dans six kilomètres, retourner et courir à la station de bus. C’était une route presque impossible, en considérant qu’elle était malade, faible et affamée, mais rien ne pouvait l’arrêter.
Tanya prend son petit sac à dos et part.
Elle courait aussi vite qu’elle pouvait, trébuchant et s’arrêtant de temps en temps pour reprendre son souffle. Ces quatre kilomètres étaient une torture. Elle avait l’impression que son cœur était sur le point de sortir de sa poitrine. Les passants la regardaient comme une folle, mais elle s’en fichait. Le vent la poussait en avant, ne la laissant pas tomber. Elle n’était pas consciente de ses alentours, son seul but était d’atteindre le cimetière.
Finalement, le cimetière est apparu au loin. Tanya ne courait plus, marchant avec peine. Elle était épuisée, prête à tomber par terre et à ne plus jamais se relever, mais elle a continué de marcher, pas à pas, jusqu’à ce qu’elle atteigne la tombe de sa mère.
C’était calme au cimetière. Les seuls bruits étaient le bruissement du vent, le croassement des corbeaux et les pas de Tanya. Il n’y avait personne là-bas à part la petite fille. L’atmosphère épouvantable rendait l’endroit presque surréaliste alors qu’elle s’approchait de la tombe de sa mère. Elle n’était pas sûre si c’était vraiment sa mère, même après avoir lu plusieurs fois le nom sur la pierre tombale.
« Savicheva Maria. 28 octobre 1889 – 13 mars 1942 »
C’était sûrement sa mère. Enterrée, à 2 mètres de profondeur sous terre. La famille de Rita était ici il n’y a pas si longtemps. Tanya se demandait s’ils étaient tristes pendant les funérailles ou s’ils ressentaient quelque chose en général. Elle était reconnaissante de leur aide, mais elle avait le sentiment qu’ils ne l’avaient fait que parce que c’était « la seule bonne chose à faire ». L’évacuation n’était pas seulement une opportunité pour Tanya, mais aussi pour eux. Ils n’auraient pas pu s’occuper de deux enfants. Tanya était un fardeau. Ce serait mieux qu’elle parte, mais elle ne l’a pas fait. Est-ce ce qu’ils appellent « être égoïste » ?…
Elle s’assit par terre, appuyée sur la pierre tombale. Elle se demandait quelle heure il était. Les parents de Rita sont-ils déjà rentrés chez eux ? Ils pensent probablement que Tanya est dans le bus en ce moment.
« Eh bien, au moins, ils ne s’inquiéteront pas autant pour moi, pensant que je suis loin d’ici », pensait-elle.
Il y a seulement quelques minutes, la petite fille avait extrêmement froid, mais maintenant, à sa grande surprise, elle avait chaud. C’est presque comme si sa mère était là, la serrant dans ses bras. Tanya a enlevé son chapeau et son écharpe pour se rafraîchir. Elle entend une voix de quelqu’un, à peine audible. Elle entend quelque chose comme : « Tanya, lève-toi », puis « Nous devrions y aller maintenant ». Tanya regarde autour d’elle pour voir d’où venait la voix, mais sa vision est floue. « Allez, Tanya, viens ici ». La voix semble familière. Il fait si chaud tout d’un coup. Le monde tourne au ralenti et Tanya commence soudainement à se sentir extrêmement fatiguée. La seule chose qu’elle peut entendre est son rythme cardiaque, qui ralentit à chaque seconde qui passe. La journée a été si longue qu’elle peut bien s’assoupir pendant quelques minutes, n’est-ce pas ?
C’était une journée particulièrement froide le 14 mars 1942 à Leningrad. Les rues étaient poussiéreuses et grises, comme toujours. Les gens ne souriaient plus, mais Tanya sourit, une seule fois, avant de s’endormir sur la tombe de sa mère. Pour toujours.