Nouvelle écrite par Cristina DAVIDA et Maria-Clara MENDES CARVALHO DOS REIS
sur le thème de « La justice internationale : un outil de lutte contre l’impunité ? »
« J’avais 19 ans lorsque tout avait commencé. J’étais en train de lire l’un de mes romans préférés, Robinson Crusoé. Alors que je m’étais plongée passionnément dans les aventures de Robinson, ma mère arriva paniquée dans le salon, interrompant brutalement mon voyage imaginaire. Elle m’obligea promptement à remplir mon sac de quelques affaires essentielles, et m’intima l’ordre de me dépêcher. Je lui demandai intriguée ce qui se passait et elle se lança dans un charabia d’explications, gesticulant dans tous les sens. Sa voix tremblait tellement, qu’on avait peine à l’entendre et elle vacillait tant qu’un simple coup de vent aurait pu la faire tomber. C’est alors qu’elle éclata en sanglots, prononçant ces mots qui hanteraient mes cauchemars pendant les années à venir. « Ils ont tué ton père, Lilit »
Dès cet instant, nous plongeâmes en enfer, sans savoir que les horreurs qui allaient suivre nous poursuivraient telle une épée de Damoclès au-dessus de nos têtes.
Nous étions le 27 septembre 2020. Mon peuple subissait à nouveau un conflit armé contre notre voisin, l’Azerbaïdjan. Trente mille morts et des milliers de disparus. Autant de pleurs et de douleurs. Nous avons souffert dans les mains des Azerbaïdjanais, aussi cruels et froids que l’hiver russe. Dehors, les coups de feu se mêlaient aux pleurs et aux cris de désespoir. C’était un vacarme assourdissant, à en rendre fou le plus sain des hommes. Les soldats azerbaidjanais n’eurent aucune pitié envers mon peuple. Le sang se répandait à une vitesse hallucinante, tachant les murs et les fenêtres des habitations environnantes. Le rouge était devenu la nouvelle couleur de ma nation. Ils égorgeaient mon drapeau de sang froid, comme leurs cœurs, qu’ils avaient de toute évidence laissé à la maison en partant à la guerre. C’était un massacre sans précédent. Alors qu’on était absorbées par les cris de terreur qui résonnaient à travers le village, des bruits de pas de plus en plus lourds et menaçants se firent entendre, à l’extérieur de la maison. Tout d’un coup, la porte d’entrée vola en éclats, laissant apparaître sur son seuil la personnification du diable. Il empiéta dans mon foyer en hurlant qu’il allait massacrer ma famille. Sa voix résonnait dans ma tête comme le cri des pécheurs en enfer qui réclament l’aide d’un sauveur. Je me remémore exactement ses mots immondes sortant de sa bouche répugnante pendant qu’il baissait son uniforme de soldat :
« Je n’en ai rien à foutre, je vais lancer une grenade ici, la maison va partir en flammes. Vous êtes des sales traînées qui ne méritent que mon mépris. Cette terre est à nous et nous allons la prendre coûte que coûte. »
Ce jour-là, j’ai perdu le goût de la vie. Tous mes rêves, mes ambitions, les bons souvenirs ont effleuré mes yeux pendant que cet homme me violait. Aigle noir sans bruissement d’ailes. Je ne me souviens pas vraiment de son apparence ; mon cerveau a essayé d’effacer de ma conscience cet épisode traumatique. La seule chose qui a marqué mon être étaient les couleurs bleu, rouge et vert de leur maudit drapeau qui flottait devant mon regard comme pour me narguer une nouvelle fois. Les larmes de ma mère coulaient pendant qu’elle assistait impuissante à mon supplice. En l’espace de seulement quelques heures, je l’avais vue pleurer deux fois, elle qui d’habitude était si forte, elle que rien n’aurait dû briser.
« Sache que je suis fière de toi, ma fille. Je t’aime Lilit. »
J’ai assisté à la mort de celle qui m’a donné la vie sans pouvoir faire le moindre geste pour l’aider. Ce jour-là, j’étais morte moi aussi. La nuit commençait doucement à tomber. Le ciel se délesta peu à peu de sa robe azurée pour se revêtir de teintes plus sombres. Le spectacle aurait pu être à couper le souffle, si les atrocités qui venaient de se produire quelques heures auparavant n’avaient été qu’un simple cauchemar balayé par les mots doux et rassurants de ma mère. Un coup de pistolet fut tiré au loin. Ce n’était pas fini. Je me relevai tant bien que mal. Mes sens étaient en alerte, je me savais en danger. Mon entre-jambe me faisait atrocement souffrir, mais mon instinct de survie était plus fort. Je me tournai une dernière fois pour jeter un regard sur le corps inerte de ma mère. Mon regard s’attarda un moment sur la table où l’odeur des cookies tout droit sortis du four emplissait l’air d’une vague de nostalgie, me rappelant avec amertume que mon enfance venait brutalement de se terminer. Désormais, je me devais d’avancer vers un avenir qui s’annonçait incertain. Ce jour-là, je me jurai de faire payer aux responsables leurs crimes abominables. »
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Je repliai la feuille, avant de la poser sur la table. Je pris le verre d’eau qui était devant moi, et en bus tout le contenu. Puis, mon regard se porta sur le juge assis en face de moi, qui écoutait attentivement mes propos. Je levai ensuite mon regard vers l’horloge digitale qui affichait, indifférente, les indications suivantes : « 27 septembre 2040, 16h47 »… Vingt ans s’étaient écoulés, vingt ans après le jour où tout avait basculé.
« Comme vous l’avez compris, mesdames et messieurs, je suis ici, à la Cour Pénale Internationale, afin de plaider pour ceux à qui on a volé la voix, et pour tous ceux qui sont restés muets durant des années, de peur des représailles. La pionnière de cette quête ardue, c’est ma mère. Cette femme, qui s’est battue toute sa vie pour faire condamner les coupables, et dont je viens de vous lire le témoignage, a lutté même dans les moments les plus difficiles de son existence et ce, jusqu’à son dernier souffle. Jamais elle n’a cessé de se battre, jamais elle n’a cessé de défendre ses droits. Et aujourd’hui, une partie de cette femme est là, devant vous, pour accomplir son souhait le plus cher : que justice soit rendue ».
Je balayai du regard les personnes présentes dans la salle. Mes yeux s’arrêtèrent un instant sur la silhouette de l’homme assis sur le banc des accusés, apparemment indifférent aux paroles que je venais de prononcer. L’avocat de la défense intervint alors :
« Mais enfin, ne pensez-vous pas que tout cela remonte déjà à trop loin ? Cela fait déjà vingt ans que le conflit a eu lieu. Mon client à cette époque venait à peine d’intégrer l’armée. Il n’était qu’une jeune recrue, soumise aux ordres de ses supérieurs. Le témoignage de votre mère n’est qu’un témoignage parmi d’autres, une goutte d’eau au milieu de l’océan. Il est évident que tout crime mérite d’être sanctionné, c’est le principe même de la justice. Cependant, mon client n’est plus le jeune soldat écervelé qu’il était, mais un père de famille responsable et respecté par son entourage. Ne pensez-vous pas que remuer le passé risquerait de détruire le présent ? Etes-vous prête à sacrifier la vie d’un homme à cause d’une erreur de jeunesse ? Quel prix êtes-vous prête à payer pour détruire une famille ?
– Maître, Monsieur le juge, intervins-je ulcérée, pour que la justice soit faite, je suis prête à payer n’importe quel prix. Cet homme-là, assis en face de vous, a vécu une vie confortable, a pu se reconstruire sur les ruines de ses victimes. Ce bourreau a détruit ma famille il y a longtemps, certes, mais il ne montre aucun regret, aucune pitié quant à ses actes. Ce n’est pas parce qu’on est jeune qu’on est insensible et qu’on ne peut distinguer le bien du mal.»
Je fixai alors intensément l’accusé dans les yeux. Ces mêmes yeux qui ont hanté les cauchemars de ma mère et qui ressemblent étrangement aux miens. Soudainement, sa voix grave se fit entendre dans la cour, surprenant tout le monde :
« Ce qui est fait est fait. On ne peut pas changer le passé. L’ancien moi n’était qu’un stupide jeune homme manipulé par ma ferveur patriotique, emporté aveuglément par la violence de la guerre. Je ne nie pas ce qui s’est passé, mais le moi d’aujourd’hui ne mérite pas la prison. – Monsieur le juge, intervins-je alors, je pense qu’il est temps que cet homme qui semble ne pas se rendre compte de la conséquence de ses actes sache qui il est vraiment ! Cet individu doit savoir qu’il est à l’origine de mon existence ! Oui, Monsieur le juge, je suis le fruit de cette union non-consentie. Et cet homme, ce bourreau, ce tortionnaire, que son avocat tente de défendre corps et âme est mon géniteur. »
Le brouhaha se fit entendre dans la salle, mes paroles avaient choqué l’auditoire.
« Moi-même, ma mère, ma famille, ainsi que toutes les autres victimes de cette guerre, méritons un jugement équitable, pour espérer un jour peut-être, mener une vie paisible et sereine. Et la condition sine qua non est la condamnation des criminels de guerre. Montrez-nous que la justice n’est pas une utopie », soufflai-je, épuisée par le long et dur combat que nous menions depuis des années. La victoire était à portée de main, il fallait seulement la saisir, tendre le bras pour l’attraper. La lutte que ma mère avait menée durant toute sa vie allait enfin aboutir, peut-être…. La décision ne dépendait désormais plus que du juge, encore sous le choc de ma révélation. Mais l’espoir est l’illusion des rêveurs, un idéal qui se heurte trop souvent aux barrières de la réalité.