Manifestations

Nouvelle écrite par Lilou VOISINNE

sur le thème « Manifester : un droit à promouvoir et à protéger »

Oh ! Une manifestation. Ils n’en ont pas marre d’envahir les rues comme si c’était chez eux bon sang ? Je suis presque certaine qu’une voiture va encore brûler cette nuit, c’est même sûr. Je marche jusqu’à chez moi et des manifestants sont devant ma porte, ça m’agace et je leur crie :

‘’Hors de mon chemin ! Vous êtes devant chez moi crétins !

Vous voulez un monde meilleur ? Venez avec nous ! Ne fermez pas les yeux sur les injustices de ce monde !

C’est absolument hors de question !!! Jamais je ne prendrais part à ces inepties !’’

Je les pousse, entre le code, franchis le porche et rentre chez moi.
Je pose mon sac en cuir, mes clefs de voiture, mon manteau chaud et mon écharpe douce, enlève mes chaussures neuves, me regarde dans le miroir accroché au mur. Mon rouge à lèvres s’est effacé un peu et les cernes sous mes yeux semblent vouloir s’enfoncer jusqu’au fond de mon crâne. J’ai l’air fatiguée.
En chaussettes, je marche sur la moquette de mon entrée. J’ai envie d’un thé après cette journée bien remplie. En rentrant dans la cuisine, je cogne dans le vase avec la jolie rose que m’a offerte un collègue hier. Le vase tombe. L’eau s’étale au sol. Mes chaussettes glissent sur le carrelage. Je chute vers l’arrière. Ma tête cogne.

Trou noir.

Lumière noirâtre.

Douleur.

Douleur au niveau du pubis.

Des mains me tiennent au sol, je m’entends hurler avec une voix qui n’est pas la mienne. J’ouvre les yeux.
Des femmes noires m’entourent, elles me parlent dans une langue que je ne connais pas, mais celle juste au-dessus de ma tête semble vouloir être rassurante. Je sens une terreur m’envahir. Je suis dans le corps d’une petite fille de six ans tout au plus, on lui maintient les jambes écartées, elle est nue. S’échappant de la pénombre un scalpel émoussé mais étincelant descend inexorablement vers sa vulve. L’image est presque belle sur l’instant. Le métal touche sa peau. Il est létal, froid… glacial. Et il coupe. Douleur. Souffrance. Torture. Ma vision se voile.

Je rouvre les yeux, je suis dans une pièce plongée dans le noir. Cachée, j’entends des pas, une voix. Encore une langue inconnue, mais le ton est menaçant. Je ressens l’horreur du petit garçon qui me sert d’hôte à la scène. Ses mains sont rivées à sa bouche et son nez, il cherche à ne pas se faire remarquer, surtout ne pas montrer son existence. Après un temps infini, la voix s’éloigne, accompagnée de lourds pas sur le sol de bois. S’ensuit un long moment de silence qui paraît plus infini encore, avant que le petit garçon ne cherche à respirer de nouveau. Exister à nouveau ! Maintenant la lune est claire, quand il se redresse et regarde par-dessus le canapé protecteur, je peux voir le massacre qui a eu lieu. Son père, sa mère, ses frères et sœurs… Un bain de sang. Je sens son cœur se serrer si fort que l’on pourrait croire qu’il cherche à imploser. Un cri silencieux filtre entre ses lèvres.

Le soleil m’aveugle, je ne vois pas ce qu’il y a devant moi. Un lac ? De la neige ? Non, vu la chaleur étouffante, ce n’est certainement pas de la neige. C’est du sable. Une mer de sable. Du sable à perte de vue. J’aimerais m’arrêter pour observer ce paysage incroyable, mais la douleur à mes pieds est telle que tout arrêt semble impossible. Ils sont brûlés. Le vent crépite de mille grains qui attaquent mes yeux, ma bouche… et la soif ! Une soif intense – j’observe des mains si minces et ridées que je ne sais pas si cela est dû à la soif ou à l’âge de mon hôte – tellement intense que sa bouche et sa gorge semblent faites de sable et de manque. Je sens son espoir face à un petit point noir à l’horizon, c’est un puits. Il y aura de l’eau bientôt. C’est cette pensée qui le tient vivant ; mais à son arrivée là-bas plusieurs corps desséchés l’entourent. Il lâche la charrette qu’il tirait emplie de bidons vides, et court presque les derniers mètres. Il est sec. Plus une goutte. Plus une seule. Dos au monticule de pierre, il se laisse tomber dans son ombre. La soif le fait devenir sable.

La ruelle est sombre je ne vois presque rien, la chaleur pesante, autant que le lourd regard que je perçois dans mon dos. « Pourquoi ai-je mis une robe si courte ?». Elle accélère le pas, jusqu’à ce que, inexorablement, une main rugueuse crochète son épaule. Figée de terreur, elle ne peut qu’articuler « Qu… que…quoi… ?». « Je vais te baiser » susurre une cagoule avec un sourire atroce dans la voix, tandis qu’elle l’oblige à se retourner. L’image est démoniaque. La jeune femme esquisse un geste pour fuir, mais l’agresseur est trop fort, il l’entraîne dans une impasse encore plus sombre. La panique s’empare de mon hôte, elle hurle mais personne ne l’entend, elle est seule, dos à son agresseur qui la plaque contre un mur. Une main lubrique vient caresser son pubis de façon doucereuse, une langue gluante lui lèche l’oreille, mais il s’arrête subitement et s’écarte : « mais t’es un gars en fait !!!». Elle se retourne à peine pour le regarder qu’elle prend un poing en plein visage. Elle tombe sur le côté, sonnée. Je sens des mains râpeuses remonter sa robe et baisser sa culotte, mettant à nu ses parties génitales. C’est encore sonnée qu’elle est écartelée par un sexe, une douleur abominable la sort de l’inconscience. « Ça t’apprendra à te moquer de moi ! Tu me dégoûtes sale tafiole !!!» tandis qu’il la pilonne sans retenue. Hideur innommable. Chacun des mouvements en elle est une torture. Je sens le sang couler entre ses fesses. Il lui tire les cheveux, et la tête en arrière, elle se retrouve face à un fragment de miroir qui traînait là. Vision cauchemardesque. Envie de mourir.

Je respire fort. Je suis en pleine crise de panique, crise d’asthme ! Je suis de nouveau moi ! Je tends la main et m’accroche au plan de travail pour me relever difficilement. Ma Ventoline, vite ! Je retourne dans l’entrée en rampant, l’asphyxie me gagne rapidement. C’est in extremis que j’atteins mon sac au sol.
Mais que s’est-il passé bon sang ?! L’effroi me gagne et j’en ai la nausée. Je parviens à temps aux toilettes pour vomir. Une heure plus tôt ? Trois minutes ? Deux jours ? Je n’ai aucune notion du temps qui s’est écoulé depuis ma chute. Je ne comprends pas. Que s’est-il passé…?! Pourquoi ai-je vu ça ? Je ressens encore en moi les terreurs de ces gens.

Je ramasse mon sac en cuir… En cuir… Je prends mes clefs de voiture… J’ai une voiture… Je prends mon manteau… Chaud, et mon écharpe… douce, mes chaussures… Neuves. Je prends enfin conscience du confort dans lequel je vis. Bon sang… Quelle chance !

J’ouvre la porte avec fracas, je pars sans fermer à clef, tant pis ! Je dévale les escaliers et tombe sur la rue. La manifestation n’est plus là. Pire, les immeubles sont tous en ruine. Je regarde derrière moi, le mien l’est aussi ! J’entends des explosions éparses, au loin. Je tombe à genoux dans la poussière… Je ne comprends pas. La guerre est là. Je ne l’ai pas vue venir et pourtant, elle est là !

Au bout du semblant de rue qu’il reste, un groupe de personnes se rapprochent. Elles brandissent des pancartes et lancent des appels à la paix, à la justice, à l’égalité. Spontanément je me relève et les rejoins. Nous naviguons au milieu des décombres jusqu’aux limites de la zone de bombardement. Comme un rêve retrouvé, tout est encore intact. Soudain, une dame sort en trombe d’un immeuble et nous lance :

‘’Hors de mon chemin, vous êtes devant chez moi crétins ! Je suis presque certaine qu’il y aura des squatters dans la cage d’escaliers ce soir, c’est même sûr !’’

Et là je comprends : le monde hurle d’injustices, c’est manifeste.