J’ai peur. Je suis blotti contre le mur, roulé en boule dans un drap troué. Il fait sombre dans la chambre de Pap’, qui donne sur la rue. Il doit être environ 4 heures du matin.
À 5 heures, les soldats viendront chercher Pap’, pour le conduire au Mur où il sera fusillé. Depuis que les militaires ont pris le pouvoir, les exécutions de ce genre ont remplacé les pendaisons. À 5 heures, Pap’ sera arrêté, puis fusillé à 6 heures. Alors que Pap’ n’a rien fait ! Il roulait en voiture et son pneu a crevé. Il a été obligé de marcher jusqu’à la prochaine ville pour demander de l’aide à un garagiste. Et comme le meurtre a été commis à 500 mètres et que Pap’ n’a pas d’alibi solide, il a été condamné. Il est innocent ! Mais les militaires n’ont rien voulu savoir. La seule grâce que Pap’ ait obtenue, c’est de passer ses dernières heures avec moi, surveillé par un bracelet émetteur et deux soldats placés devant la porte.
4H30. Trente minutes qui me semblent être autant de coups de poignard dans mon cœur. Je peaufine dans ma tête tous les détails d’un plan pour empêcher l’exécution.
4H50. Je me blottis un peu plus contre Pap’ qui dort profondément.
5H. La porte s’ouvre brusquement. Deux silhouettes d’hommes se découpent dans l’encadrement de la porte. Armées. L’un des hommes me donne un coup de crosse dans les côtes, en m’ordonnant de bouger. Une grimace de douleur aux lèvres, j’obéis sans protester.
Les hommes réveillent Pap’ à coups de crosse. Il se lève, le visage sans expression, les yeux vides. Mais lorsqu’il me voit, ses yeux qui se remplissent d’un mélange de colère, de tristesse et de déception m’ordonnent de partir. Partir chez l’oncle Ahmed qui doit me recueillir après… l’exécution.
« Tourne-toi ! » lui jette soudain un des hommes.
Pap’ se tourne face à l’homme qui lui lie les mains dans le dos.
« Avance, tueur; lui crache-t-il au visage.
-Ouais, dépêche sale type !» ajoute l’autre.
Je bous intérieurement. Pap’ n’est pas un sale type, et encore moins un tueur ! Je me force à me calmer. Ce n’est pas mon intervention qui va changer les choses. Au contraire, elle risque de les aggraver !
Les soldats emmènent Pap’. Ils vont l’escorter à l’autre bout du village, pour l’exécution, à 6 heures. Je prends un sac avec des vêtements et cours à toute vitesse chez l’oncle Ahmed. Je frappe à la porte et laisse le baluchon avant de m’enfuir comme un voleur, en direction du Mur. Si oncle Ahmed me voit, il voudra me retenir pour que je n’assiste pas à l’exécution. Mais c’est ce que je veux faire. Y ASSISTER. Tenter une dernière fois de changer les choses. Tenter une dernière fois de sauver Pap’. M’interposer devant les soldats en joue pour hurler une dernière fois qu’il est innocent. Et… et mourir avec lui. Je ne peux pas vivre sans lui, sans Pap’, sans mon père. Ma mère m’a abandonné et il s’est occupé de moi. Seul. Sans aide. Je ne supporterais pas d’être orphelin. Je ne veux pas perdre mon père, lui qui m’a raconté toute l’histoire de notre famille. Répété des dizaines de fois, en me demandant de ne pas oublier. « C’est important de ne pas oublier sa famille, soupirait-il. Il ne faut pas oublier ses racines. »
J’ai dépassé la place et je ne suis plus très loin du Mur des fusillés. Je jette un coup d’œil à ma montre. 5h50. Je redouble de vitesse.
Ça y est ! J’y suis. Je me cache dans un bosquet, sur la pente juste à côté, pour courir à toute vitesse et empêcher cette erreur.
Les soldats sont alignés, face à Pap’, et à d’autres personnes que je ne connais pas, plaquées contre le Mur. Un soldat lit la sentence de leur exécution. Il ne lit pas très fort et j’en entends des bribes
« … condamné pour meurtre… poignard…sera fusillé…dormi chez lui… surveillé… »
Il est en train de lire la condamnation de Pap’. Les larmes me montent aux yeux. Non, je ne dois pas pleurer, pas maintenant. Je dois être brave. Un digne défenseur de mon père quand je m’interposerai face aux soldats, et non pas un gamin pleurnichard.
« En joue ! » tonne un soldat.
Les soldats pointent leurs fusils. Je m’apprête à m’élancer mais quelque chose me retient. Notre dernière conversation, sur notre famille. Sur le fait de ne pas oublier. Et soudain, je comprends. Je comprends que je ne dois pas m’interposer et risquer ma vie. Je passe ma tête à travers le feuillage. Pap’ semble chercher quelque chose du regard. Je fais un petit signe de la main pour capter son attention. Les yeux de Pap’ sont remplis de larmes.
« Je t’aime » lis-je sur ses lèvres.
« Moi aussi » articulai-je en silence.
« Je ne t’oublierai pas » ajoutai-je.
Il me fait signe qu’il a compris et un sourire éclaire son visage.
« Tirez ! »
Je ferme les yeux, par réflexe. Quand je les rouvre, Pap’ a toujours son sourire sur le visage, tandis qu’il s’affaisse. Puis il tombe face contre terre, la chemise teintée de rouge.
Je ne suis pas intervenu. Je ne me suis pas interposé et mon père vient de mourir, là, sous mes yeux. Je ne l’ai pas fait car je me souviens de ses dernières paroles, quand il m’expliquait qu’il ne faut jamais oublier. Jamais. Car on n’est jamais seul face à la mort s’il y a quelqu’un pour se souvenir de vous. Je ne l’oublierai jamais. Je parlerai de lui à Oncle Ahmed, Tante Inès, mes cousins, mes enfants, mes petits-enfants, mes neveux… Afin qu’il ne soit jamais vraiment mort.
Pap’… Je t’aime.