Vert-éclat-de-sang

Lu Pan : C’est moche de se dire qu’on peut priver un pays d’un autre, car chaque partie de ce globe, que ce soit un pays ou un petit village le constitue. Ma mère m’a toujours dit qu’on ne grandit pas seul, mais qu’on se retient aux autres pour ne pas tomber. Est-ce que ça veut dire que notre pays va tomber maintenant qu’il n’a plus personne pour s’accrocher ? Mon nom est Lu Pan, je vis en Chine à  Dandong. J’ai eu quatorze ans en février et ça me semble déjà si loin, nous ne sommes pourtant qu’au milieu d’avril. Le temps s’écoule si vite quand on passe toutes ses journées à entretenir le monstre qui nous retient prisonniers.

 

Li Mei : « J’y vais Nainai* ! Je serai de retour avant la nuit ! » Mon nom est Li Mei, je suis Chinoise d’origine, mais je vis en Corée du Nord sous une fausse identité. Si je suis venue dans ce satané pays c’est pour m’occuper de ma grand-mère. Elle est ma seule famille, enfin je crois. Je suis persuadée que mes parents restés en Chine sont morts. De toute façon je ne pourrai jamais le vérifier… Tous les jours, je vais au pied du mur. J’inspecte toute la journée à la recherche de la moindre fissure, de la moindre petite entaille qui nous permettra de passer un jour de l’autre côté de cet immense obstacle qui nous empêche de vivre, qui nous prive d’oxygène.

*mamie, en chinois

 

Lu Pan : Ça me tue de devoir effacer sur le mur tous ces messages d’espoir, de détresse… Cette société nous détruit à petit feu. Hier, nous avons encore perdu un des nôtres, tué par les gardes-frontière. Il essayait d’escalader le mur après y avoir dessiné pendant des heures. Il a transmis à ce mur chaque particule qui le constituait, il a dessiné jusqu’à ce qu’il ne reste en lui que de la haine et de la tristesse. Ces monstres l’ont tué alors qu’il était déjà mort au fond de lui… Mais ce soir, je rentre le cœur moins lourd. Un soupçon d’espoir au fond du cœur : je tiens dans ma main le message que j’ai trouvé. Parfois, un monstre réserve bien des surprises…

 

Li Mei : En rentrant, je prépare du thé et pour la première fois depuis des années, je chante la comptine de mon enfance : « xiao yàn zi chuân huâ yi… ».* Ma joie vient de l’espoir qui se réveille en moi. Aujourd’hui j’ai trouvé une brèche, la première depuis des mois… J’y ai glissé un message pour demander de l’aide. Ce soir je vais prier tous les Dieux de cette Terre pour que quelqu’un de bienveillant de l’autre côté le retrouve et nous vienne en aide.

*comptine chinoise

 

Lu Pan : Durant tout le souper, j’ai fait tout mon possible pour ne pas me ruer dans un endroit tranquille et dévorer chaque parole logée sur ce petit  bout de papier. Une fois seul, j’ouvre le message : « Bonjour, je suis de l’autre côté du mur et j’ai besoin d’aide. Nous enfermer de la sorte n’est pas humain… Si vous êtes de mon avis  et si vous désirez m’aider, RDV demain à 12h15 à la faille. PS : je ne peux vous dévoiler mon identité pour des raisons de sécurité…» Mon autre main serre si fort mon futon que mes doigts sont en feu mais je m’en  fiche. Ce message vient de m’apprendre qu’il y a du cœur et des sentiments de l’autre côté de cette masse sans vie. Mes joues et mes pieds me brûlent, je dois bouger, courir, partir d’ici, vite. C’est comme si ce petit bout de papier venait de me donner le signal, celui que j’attends depuis si longtemps. Demain je  partirai. Je mets quelques affaires dans un sac, m’allonge sur mon futon et m’endors.

 

Li Mei : Je marche, je m’arrête. Je suis devant le mur ; il est 12h15, aucun garde en vue. Je pose mes mains sur le mur et commence à chercher ma faille.

 

Lu Pan : Midi ! Je me réveille en sursaut ! J’ai dû me rendormir. Vite, j’enfourche mon vélo et commence à pédaler. Plus vite, plus fort. Je m’arrête net. Je suis devant le monstre. Pas besoin de chercher, je la vois. Je m’approche de la faille et me baisse.

 

Li Mei : Ça y est. La faille est sous mon index. J’enlève ma main du mur et me baisse. Je mets mon œil au niveau de l’ouverture. Je n’arrive plus à respirer. Le temps s’arrête, plus un bruit. Seuls les battements de mon cœur résonnent à travers ce silence impressionnant.

 

Lu Pan : Un œil. Mon cœur fait un bond. Plus un bruit. On dirait que tout vient de s’arrêter. C’est comme si cet échange de regards venait de suspendre le temps. Je vois un œil avec au milieu une iris verte. Quelques taches de couleur rouge, comme un éclat de sang, se mélangent à cette émeraude… C’est elle, la fille du message !

 

Li Mei : Je l’ai enfin rencontré ! J’aimerais savourer cet instant délicieux. Malheureusement le temps presse. Mes mots ont du mal à sortir de ma bouche mais nous réussissons quand même à communiquer. Je lui explique qui je suis, pourquoi je suis là, mais aussi que je suis en danger ici : je ne suis pas en règle dans ce pays, si on se fait repérer, je risque la mort, et il ne doit pas m’appeler par mon vrai nom. Il murmure alors quelque chose que je comprends pas tout de suite :  « Vert-éclat-de-sang ». Il le répète et me dit que c’est le surnom qu’il m’a trouvé ; mais moi je peux l’appeler par son vrai nom, Lu pan. Il est prêt à m’aider, il me dit qu’avant il avait une famille, un frère, qu’il n’était pas obligé de se battre pour travailler afin de pouvoir manger, il vivait… Maintenant il n’a plus rien, alors s’il peut s’accrocher au moindre espoir il fonce. Hélas nous devons nous séparer, les gardes ne vont plus tarder. Je suis tellement heureuse de l’avoir rencontré !

 

Lu Pan : Je l’ai entrevue, je lui ai parlé. Je ne sais pas son nom, elle n’a pas le droit de me le dire, alors je l’ai surnommée Vert-éclat-de-sang. Je veux l’aider, elle est en danger. Demain nous devons nous retrouver au même endroit, à la même heure. J’ai hâte.

 

Li Mei : Embrasser ma nainai quand je rentre est la chose que j’aime le plus faire dans ma vie. Cette étreinte-là est la plus sincère de toutes… J’aimerais tant lui parler de Lu Pan. Malheureusement je ne peux pas… Ça la mettrait en danger et je ne veux pas risquer sa vie. Elle est tout pour moi, sans elle je n’ai plus rien…

 

Lu Pan : Avec Vert-éclat-de-sang, on a pris l’habitude de se laisser des petits messages dans la faille. Mais nos réunions sont devenues trop dangereuses… Cela fait maintenant un mois que nous élaborons un plan d’évasion : éloigner le plus possible les gardes pendant une de leurs pauses afin de réussir à passer de l’autre côté (par un moyen que nous n’avons pas encore trouvé…). Au début, j’étais tellement enthousiaste à l’idée de pouvoir élaborer ce plan que je ne comptais plus les jours ni les heures qui passaient si lentement avant de retrouver mon unique joie : Vert-éclat-de-sang… Mais maintenant, je commence à perdre patience. Un mois d’entrevues illégales pour en être seulement là. C’est vraiment désespérant… Je dois pourtant absolument rester positif et continuer à aller la voir. Je sais qu’un jour, de quelque façon que ce soit, tous nos efforts seront récompensés… Aujourd’hui j’ai rendez-vous avec elle. Hier, elle m’a laissé un message me disant de venir la retrouver cet après-midi, vers 14h…

 

Lu pan : Il est 13h30. Je prends mon vélo et commence à pédaler fébrilement. J’arrive au lieu du rendez-vous, je pose mon vélo et me baisse au niveau de la faille. Vert-éclat- de- sang n’est pas là. Seul le bout de papier que j’ai laissé hier est encore visible. Je vais attendre mon amie, elle ne va sûrement pas tarder. Je l’attends depuis maintenant une heure, la panique me gagne ! Il lui est sûrement arrivé quelque chose… Les gardes vont bientôt arriver et je ne peux pas rester là… Je laisse un nouveau message identique au précédent.

 

Lu Pan : Je suis retourné au mur aujourd’hui, Vert-éclat-de-sang n’est toujours pas là…

 

Lu Pan : Toujours rien… Les jours passent… Je ne mange plus. Je ne dors plus… Son visage me hante, et mon espoir se dissout de plus en plus…

 

Lu Pan : Toujours rien !

 

Lu Pan : Rien !

 

Lu Pan : Rien…

 

Lu Pan : Je te promets de consacrer le reste de ma vie à ta recherche, mon amie, Vert-éclat-de-sang.