Abdoulaye était un jeune migrant sénégalais. Agé de vingt-trois ans, il habitait au Maroc depuis quelques mois. La vie n’était pas facile à Tanger pour les réfugiés africains, il fallait se cacher sans cesse, vivre avec la peur de rencontrer la police qui frappait fort ; mais pour tout l’or du monde, Abdoulaye n’aurait renoncé à son rêve et celui de sa famille : atteindre l’Europe ; il lui fallait tenter sa chance, le voyage pour la France, le pays des mille libertés, rejoindre Paris, la ville de lumières, rejoindre Babakar et les autres, partis il y a si longtemps.
Au début de son périple, penser à Guet Ndar, le quartier de Saint Louis du Sénégal rendait Abdoulaye nostalgique. Il se remémorait l’odeur alléchante du tiep bou dien de sa mère, les éclats de rire de ses petites sœurs dans la cour en train de jouer à la maîtresse, pensait au sourire de Bassi, sa jolie voisine, restée au pays, toujours en train de danser le Mbalakh, sur des rythmes de percussions. Il les imaginait dans leur cour, se raconter n’importe quel petit évènement ou commérage de quartier. Tiper, se marrer ou râler contre les enfants, les moutons et la volaille… Que faisaient-ils à ce moment précis où il pensait à eux ? Étaient-ils en train de parler de lui ? De s’inquiéter ou d’espérer le prochain mandat western union qui leur permettrait de mettre un peu de beurre dans les blettes (il n’y a pas d’épinards au Sénégal)
Mais il voulait regarder devant, pas derrière. Oublier sa terre, le pays, le pays de Teranga, n’était pas possible, le Sénégal serait toujours accroché dans le cœur et dans la tête, mais il ne devait pas se laisser aller à la tristesse ou à un quelconque manque du pays. Cela le rendait vulnérable et ça, Abdoulaye ne le voulait pas.
Le jeune homme n’était pas né avec une cuillère en or dans la bouche mais il avait un mental de fer. Parti de rien, du haut de sa petite vie, Abdou avait déjà franchi des montagnes: il avait obtenu à Dakar son certificat de droit. A la mort de son père, il avait fait vivre sa famille en cumulant plusieurs petits boulots pénibles, tour à tour éboueur, serveur, livreur….A 23 ans, il en paraissait 40, tellement sa vie avait été éprouvante et difficile.
Ambitieux et déterminé, il espérait terminer son cycle de droit à l’université de la Sorbonne, , devenir un avocat célèbre, défendre de grandes causes, fréquenter les bons restaurants, s’acheter des vêtements de marque, côtoyer les puissants, et pourquoi pas un jour, serrer la main d’Eric Dupont-Moretti…
Tous les jours à la même heure, Abdoulay descendait la rue Haddad et rentrait dans ce cyber-café un peu miteux nommé Cyb haddad, allumait toujours le même ordinateur parce qu’un peu moins lent que les autres, et méthodiquement se connectait rituellement sur INSTA, META, WHATTUp, cherchant désespérément une annonce intéressante de migration clandestine. Autant dire une aiguille dans une botte de foin. Trop souvent les annonces étaient anciennes ou trop chères et quand elles semblaient bien, le numéro indiqué ne marchait pas. Mais là encore, il fallait garder l’espoir, tenir le cap, persévérer. Jamais Abdoulay ne tombait dans la plainte et la morosité.
Un jour enfin, une annonce sur les réseaux attira son attention. Celle-ci pour une fois était bien écrite, dans un français sans faute. Abdoulaye qui avait étudié en français, était sensible à ce genre de détails.
Le prix proposé sur l’annonce était correct pour une fois. Avec ses économies, il savait qu’il pouvait à peine se payer cet aller. C’était risqué, il ne resterait pas un centime de ses économies et il devrait repartir de zéro. Mais l’Eldorado a un prix, il est cher et il le savait.
Les photos et les vidéos postées finirent de convaincre Abdoulaye.
Des clichés de migrants atteignant l’Europe, souriants, pleins de bonne humeur, exhibant deux doigts en signe de victoire le rendaient confiant et déterminé à poursuivre comme eux le rêve d’une vie meilleure.
Alors, avant d’appeler le contact indiqué sur l’annonce, Abdoulaye se prépara, d’abord à l’écrit, puis à l’oral, avec le fils de son voisin, Momo, qui joua l’interlocuteur. Abdoulaye ne faisait jamais rien au hasard, il préparait tout à l’avance pour mettre le plus de chances de son côté. Une fois son laïus prêt et ses questions préparées, Abdoulaye appela. Un homme à la voix rauque et à l’intonation marquée d’un fort accent, lui répondit froidement. A la manière d’un automate, sans se soucier des questions très précises du jeune homme, il posa ses conditions énumérées une à une:
Le voyage s’effectuera dans trois jours – se fera la nuit, personne ne devra être informé de ce projet – un camion les conduira à Ceuta – ensuite un zodiaque les conduira à Gibraltar, là-bas, ils devront laisser les téléphones et les objets de valeur dans une consigne, qui leur sera rendue ultérieurement. Enfin, il précisa les conditions financières. Abdoulaye accepta toutes les conditions, l’homme à la voix rauque avait répondu à toutes ses questions.
Trois jours après, Abdoulaye se tenait prêt, il avait rendu la chambre, lavé ses habits, photocopié et scanné tous les documents nécessaires. On ne sait jamais. Pour accomplir son rêve, Abdoulaye n’omettait jamais aucun détail.
Le jour J tant attendu, Abdou était si content, qu’il n’arrêtait pas de faire des blagues. Sa bonne humeur devint contagieuse, et dans les camions, entassés comme des sardines, le jeune homme amena la gaieté et les bonnes ondes. Il ne pouvait s’empêcher de taquiner le chauffeur et ses plus proches passagers. Il fit ainsi la connaissance de Yacoub, un Mauritanien, tout aussi excité que lui à l’idée de rejoindre l’Europe. Ensemble ils parlaient Wolof et projetaient leur futur, rêvaient d’avenir en se disant qu’ils avaient fait le bon choix.
Yacoub était plus jeune et encore plus idéaliste qu’Abdou. Il n’avait pas étudié mais rêvait d’ouvrir un restaurant en Espagne, il était obsédé par l’idée de faire connaître le manioc aux Espagnols, qui d’après lui, se lassaient de manger du riz, il ajoutait en rigolant que lorsqu’ils découvriraient le bissap et ses vertus, ils ne pourraient plus jamais boire cette infâme boisson qu’ils appelaient sangria.
La complicité entre les deux hommes rendit le trajet plus drôle et plus court. Les autres passagers les regardaient amusés, ces deux-là semblaient se connaître depuis toujours.
Quatre heures plus tard ils arrivèrent à Tanger prendre le zodiaque qui allait enfin les emmener en Espagne. Les passeurs étaient antipathiques, autoritaires, et sûrement stressés d’échapper à la police. Abdoulaye et son ami les regardaient et se demandaient si ces types avaient été d’anciens migrants. Si c’était le cas, pourquoi alors se comportaient-ils aussi mal avec eux ? Il se sentait comparé à du bétail…
Très vite, cependant, il dut s’extraire de ses pensées, agir, vite, répondre aux ordres quasi militaires des passeurs et de leurs hommes : sortir en courant, dans le noir et dans le froid. Puis, des hommes à l’accent étrange, leur demandèrent de se ranger par groupe de 8 et de monter dans les zodiaques, ce qu’ils firent. Abdoulaye ne put s’empêcher d’enregistrer visuellement le modèle et la plaque du petit camion garé plus loin, qui les avait conduits jusque-là. Abdoulaye était confiant mais sa volonté de contrôle et de ne jamais s’en remettre au hasard était une obsession.
Ce soir-là, le vent était fort et la mer houleuse.
La joie de vivre d’Abdoulaye s’était dissipée et un sentiment de peur envahit le jeune homme. Il n’aimait pas ce genre de ressenti, il le vivait comme un mauvais pressentiment.
A peine à quelques kilomètres des côtes, le zodiaque qui allait très vite pour échapper aux autorités espagnoles se retourna soudainement dans le vacarme et les cris. Et puis plus rien. Le silence de la mer.
Abdoulaye ne se souvint de rien. Juste, au petit matin, du garde-côte qui lui demanda s’il connaissait un des corps que la mer avait rendus. Sans difficultés, il reconnut le corps de Yacoub, et se sentit anéanti, il s’entendit crier à l’intérieur, si fort que le cri qu’il poussa à ce moment-là retentit jusqu’au plus profond de ses entrailles.
Yacoub et lui se connaissaient depuis quelques heures à peine, mais il se sentait proche de lui : tous les deux poursuivaient le même but, avaient les mêmes espoirs, avaient fait les mêmes sacrifices. Ensemble, ils touchaient leur rêve du bout des doigts mais en un quart de seconde, le rêve s’était échoué sur cette plage rocheuse d’Espagne. Tous les espoirs d’avenir, de vie meilleure, tous les sacrifices, réduits à néant, éclatés en mer, rendus brisés à la terre.
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Ecrire cet épisode précis de sa vie avait pris exactement 2 h et 45 mn. Abdoulaye qui ne laissait jamais rien au hasard, avait chronométré l’exercice. Entre les plaidoiries et les dossiers du BPCD ( BUREAU DU CONSEIL POUR LA DEFENSE à la Cour de La Haye ), Abdoulay n’arrêtait pas et manquait de temps mais quand cette superbe brune à la peau d’ébène, activiste et lanceuse sur les réseaux sociaux lui avait demandé, en mémoire et en l’honneur de son grand frère Yacoub, mort en mer, de prêter sa plume et sa voix et de rejoindre le combat contre le trafic d’êtres humains et les passeurs de migrants, Abdou n’avait pu refuser, pour tout l’or du monde…
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