12 décembre

Nouvelle écrite par Lounis Gaffron élève de terminale au lycée Ledoux de Besançon – Candidat individuel

 

Feel the rumors follow you from Monday, all the way to Friday dinner…

Ces quelques mots, susurrés par le chanteur de Wrabel, et crachés avec difficulté par mon obsolète poste de radio, suffirent à me réveiller. Comme chaque matin, en réalité. Le sommeil offert par les somnifères est si léger…

Et les quatre petites heures qu’ils m’accordaient me laissaient exsangue dès le réveil. Je me tournai vers lui, par réflexe, car les petits chiffres rouges qu’il laissait apparaître étaient loin d’être étrangers à mes yeux. Cet impitoyable six, et les deux zéros qui le suivaient constituaient le premier ennemi de ma journée. Le premier obstacle à affronter, le premier à prendre forme devant mon corps fragile, devant ce triste pantin qui ne demandait qu’à vivre, vivre heureux loin de cette vie de damné à laquelle il était condamné…

Je pris une grande inspiration, puis je décidai d’ouvrir les yeux. Avec difficulté, je tournai mon regard vers ma poitrine nue. Celle-ci, curieusement, et à l’inverse de la plupart des filles de mon âge, était plate. Je soupirai. En journée, je ne portais que des sweats larges, mais la nuit… Je devais me confronter à la partie supérieure de ce corps, et cela malgré ma profonde répugnance. Je tremblai, de plus en plus. Je sentis comme une brisure se former en moi, comme à chaque regard que j’adresse à ce torse si plat, trop plat, inhabituel, anormal, ce torse que jamais je ne saurais supporter, qui toujours sera une douleur. Me détournant de ces désagréables pensées, je sentis une légère douleur à mon entrejambe. Comme un objet dur se frottant contre moi. Je fronçai les sourcils, puis me rappelai soudain que j’avais travaillé hier soir. Tard. Si tard… Ce que je sentais était sûrement une règle, ou un crayon. Oui, c’était ça. Un crayon, ou une règle. Un règle, ou un crayon. Rien de plus. Rien de grave. La brisure en moi s’élargit, je sentis mon corps, mon esprit, se craqueler. Je devais me lever, ignorer la douleur, les fissures, ma vielle âme en peine, mes doutes, ma fatigue… Sans quoi je ne pourrais jamais sortir de ce lit, me débarrasser de mes idées noires. Je jetai ma couverture au loin, et sautai sur mes pieds. Mais j’oubliai le plus important de mes ennemis. La plus grande de toutes mes angoisses. Le responsable de mes douleurs, de toutes mes peines, de ce que je suis. En face de moi, impassible, dans toute son impitoyable froideur, se tenait le miroir. C’était un beau miroir. De vingt centimètres de moins que moi, il ne renvoyait que mon corps. Je soupirai. Mon souffle était tremblant, mal assuré. Désespéré. Car je comprenais alors toute la portée de mon erreur. Mon ennemi, ce n’était pas ce miroir, c’était le reflet que j’y voyais. Qui me forçait à réaliser. Devant cette pilosité que je m’efforçais de masquer, devant cette bosse que mon regard évitait, à la croisée de mes cuisses, devant, enfin, cette poitrine si plate et qui jamais ne grandirait, je ne pouvais plus le nier. Dans cette pièce lugubre, il n’y avait pas le moindre corps de femme. Ce que je voyais était celui d’un homme. Celui de Thomas, pour être plus précis. Le mien, me diront ma mère, mon père, mes camarades de classe, les prêtres de l’Église municipale, le proviseur, chacune des personnes que je croise, tous ceux que je ne connais pas et dont le regard se pose ne serait-ce qu’un instant sur moi, le mien, me dira le médecin, me dira la mairie, me dira la préfecture, me dira la société, me dira la France entière, et le monde s’il le veut bien… Il n’y a que moi qui sais. Qui sais que dans ce corps, c’est Charlie qui vit. Une jeune fille dans le corps d’un garçon, piégée dans cette enveloppe charnelle honnie de mon âme, dévorée par les monstres anxiété, dysphorie, harcèlement, somnifères. Une jeune fille en peine au bord de la rupture. Ma respiration se fit plus saccadée encore, mon souffle se tarit ; l’air, soudain, me manquait. Je me craquelais, de plus en plus vite, les fissures s’élargissaient, la dysphorie et l’anxiété s’alliaient pour me porter le coup fatal. Je m’effondrai, vaincue. Comme souvent, si souvent, trop souvent, je finis à terre, gagnée par des sanglots violents qui secouèrent ma lamentable carcasse. Puis je pris conscience que cette journée était différente. Fébrile, des vagues d’angoisses rendant chacun de mes gestes incertains, je me jetai sur le calendrier, pour m’assurer que je ne faisais pas erreur. A la lumière rouge du six et du quinze clignotants, je sentis venir en moi ce sentiment si rare qu’était l’euphorie. Et à mes amères larmes de désespoir s’en mêlèrent de nouvelles, plus claires, plus brillantes. Des larmes charriant espoir et soulagement, apportant à mon cœur torturé un peu de paix. Car ce jour, celui du douze décembre, était particulier. Je savourais le son que cette date produisait en s’échappant de mes lèvres, messager porteur de mes rêves, chevalier protecteur de la dernière chance qu’avait ma triste vie. Car Thomas venait de se lever pour la dernière fois et s’apprêtait à vivre son ultime journée. Demain, c’était Charlie qui allait se réveiller, c’était Charlie qui allait fêter ses dix-sept ans, c’était Charlie qui serait enfin libre. Libre ! Puisque le douze décembre, Charlie allait sortir du placard. Faire ce coming out, préparé avec minutie depuis plusieurs mois. Il sera général. Ce soir, chaque personne saura qui elle, qui JE suis vraiment. Nul membre de mon entourage, nul parent, grand-parent, professeur, camarade, ne sera laissé dans l’ignorance. A la pensée de l’échec d’une telle entreprise, je sentis un frisson me parcourir la nuque. L’anxiété revint. Mes mains commencèrent à trembler de nouveau, suivies de mes bras, de mes jambes…

Puis, aussi rapidement qu’elle était apparue, la vague reflua. Repoussée par une sourde détermination, dure comme l’acier, construite péniblement au fil de longues années de souffrances. La décision était réfléchie : d’abord prendre l’automne, une période relativement paisible, pour se renforcer psychologiquement. Puis l’annoncer en hiver, la période où la dysphorie est la moins rude. Enfin, choisir la veille de l’anniversaire, l’un des rares jours de calme au milieu de la tempête qu’est la froide dépression hivernale. Le douze décembre était la date parfaite. Mes blessures, mes fissures semblèrent alors disparaître, et un sourire apparut même sur mon visage. Un sourire que la fille que je suis n’avait encore jamais connu. Le dernier en date avait maintenant sept ans. Le jour de la rentrée de Thomas au collège, quelques jours avant qu’il réalise qu’il était Charlie, avant que la haine ne déferle, avant que l’ouragan de la rage de la société face à qui il était ne le brise. Ne la brise. Je soupirai. « Et moi qui croyais ce sourire si franc disparu… Bon retour, mon vieux, puisses-tu rester sur mes lèvres jusqu’à ma mort et au-delà. Et si tu ne fais que passer, alors je te prie de m’accompagner aujourd’hui, et demain, peut-être. De me protéger de la froideur de cet hiver de renouveau, la première saison de ma nouvelle vie, un mot qui dans quelques années ne signifiera pour moi plus que liberté, liberté chérie dont depuis des mois déjà je rêve toutes les nuits… Mais je devrais cesser d’avoir de telles pensées, ou tu vireras au mélancolique…et ce sourire, je ne le connais que bien assez».

Allons, cette journée devait se préparer dignement ! Un sweat gris et un jean noir ne suffiront pas à satisfaire ce grand moment. Le plus grand de ma vie, celui qui réchauffera mon âme endolorie.

J’agrippai avec jovialité les poignées de mon armoire, et, avec de grands gestes dont l’empressement trahissait la tension, en sortis les habits que je m’étais juré de porter. Une jupe en jean clair, me descendant à mi-cuisse. Quelques épingles à cheveux : de quoi me faire un chignon. Et de justesse, puisque je n’ai pu déterminer qu’avant hier que je disposais de cheveux suffisamment longs pour cette coiffure. Pour le haut, j’avais réussi à me procurer un soutien gorge rigide : voilà qui résoudrait le problème de mon absence de seins. J’avais également un pull violet, relativement neutre en apparence mais dont le port était mal vu par les garçons de mon âge.

Le matin, je suis seul : mes parents, en rentrant ce soir, seront donc les derniers avertis. Calmement, avec félicité et apaisement, j’enfilai ma tenue si soigneusement préparée. Et puis, face au miroir de la salle de bain, à côté de ma boite de somnifères, alors que je terminais de nouer mon chignon, je sentis me gagner un sentiment différent. Un apaisement complet chassa l’anxiété. L’euphorie remplaça la dysphorie. Pleine d’appréhension, je regardai en face de moi. Dans le miroir, malgré les cernes et les traces laissées par les larmes, à la faible lumière d’une simple ampoule, Charlie me souriait. Heureuse. Complète. Thomas avait disparu à jamais.