Nouvelle écrite par Séverin Fernex-Compeyron élève de terminale Brevet des métiers d’art au lycée des Arts du Bois de Moirans en Montagne – Professeur Mr Didier Nacache
Le calme. C’est ce qui me manque le plus je crois. Je me rappelle, peu après ma naissance, la sérénité que je ressentais. Tout était paisible. Je n’étais troublée que par la pluie ou par le vent. J’étais inébranlable dans mon lit que j’avais taillé pendant des millénaires à travers la terre et la pierre. La nature inarrêtable suivait son cours autour de moi et c’est en mon cœur que toutes les créatures, petites et grandes, proies et prédateurs, se trouvaient égales. Je me rappelle certains étés si chauds que je m’en retrouvais diminuée, où tous mettent de côté leur nature, leurs peurs et leurs envies afin de profiter de ma fraîcheur et de survivre. J’observais le va-et-vient de tout ce qui vole, nage ou marche. Même si j’ai vécu la majorité de mon existence en suivant ce rythme, il était si calme et si tranquille qu’il me paraît bien lointain.
Au départ ceux que j’apprendrai très vite à appeler humains ne se différenciaient que peu des autres créatures qui arpentaient cette terre. Ils vivaient en communauté comme bien d’autres, ils chassaient leurs proies et cueillaient leurs fruits et, comme tous, ils s’abreuvaient en mon sein. Mais je les vis au fil des millénaires changer, évoluer, plus vite que n’importe quel autre être. Je commençai à les voir ériger des refuges temporaires, puis des demeures définitives. J’entendais de mes frères et mes sœurs là-bas en Orient que certains de ces hommes, non plus contents de cueillir et de chasser, élevaient désormais leur nourriture. Bien vite je reçus aussi des membres sensibles à cette nouvelle mode. Je fus honorée bien évidemment lorsqu’ils choisirent de s’installer sur mes rives. J’étais après tout l’endroit idéal où vivre.
Bientôt j’étais ornée de champs que je nourrissais avec générosité, les bêtes étaient guidées jusqu’à moi pour s’y désaltérer. Je les voyais construire plus que leurs demeures, je les voyais construire leurs villes. Je les vis passer du torchis à la pierre. Marcher sur des routes de terre, puis rouler sur des pavés. Ils se sentaient, me semble-t-il, si connectés à moi, si proches, qu’ils me donnèrent un nom et un visage. Ils m’érigèrent des temples et je me sentis comblée. J’étais tout pour eux, nourriture et boissons, travail et repos. Ils se déplaçaient sur mes flots sur des navires de bois poussés par la douce brise. Au paroxysme de ce premier âge, ils commencèrent à me plier à leur bon vouloir, ils m’emmenaient à des distances considérables sur des ponts de pierre. Ils taillaient en mon flanc des enclaves pour leurs navires.
Même si je pus profiter de cette période, elle ne dura malheureusement pas éternellement. Comme ils devenaient plus nombreux, je les vis perdre leurs voies sophistiquées. Là où ils venaient constamment en mon sein se débarrasser de leur crasse, ils venaient de moins en moins. Et là où ils étaient nombreux dans leurs grandes villes, ils se débarrassaient de leurs souillures et immondices en les jetant à moi comme s’ils espéraient que je les emporte avec tout leur malheur, loin d’eux. À certains moments de leur histoire je me trouvais à porter plus de morts que de vie, quand ils jetaient les corps de leurs malades et de leurs morts. Et les pauvres bougres alors, qui n’avaient d’autre choix que de s’abreuver en mon sein, finissaient prématurément leur existence. Tant de saleté et tant de sang aura coulé à travers moi. J’entendais les récits de mes cousins encore sauvages et me trouvais bien malheureuse de mon mauvais sort. Pendant tellement d’années je les vis continuer à se séparer de plus en plus de leur nature. Je continue à porter leurs bateaux et leur misère. De mon lit, je les vis se tourner vers des boissons qui les empoisonnaient et leur faisaient tourner la tête. Je les vis faire leurs guerres et de certaines je suis la seule témoin. Je les vis grandir et grossir et apporter la mort et parfois j’eus même honte de leur avoir un jour apporté la vie. Puis non contents d’en être eux-mêmes, ils créèrent des monstres de métal et de briques et ils me firent bouillir pour leur donner vie. Ma Vapeur faisait tourner leurs machines et leurs cendres venaient souiller mes eaux. Ils établirent leurs usines sur mes rives et déchirèrent mes flots avec des monstres de métal rugissants. Et j’apprenais, moi qui étais si sale que plus aucune créature même les plus désespérées n’osait me toucher, que ces humains, les mêmes qui avaient fait de moi ce que j’étais, allaient visiter certains de mes cousins pour se baigner en leur sein. Ces nouvelles innovations ne firent qu’accélérer leur emprise sur notre monde et leurs champs et leur bétail s’élargissaient aussi vite que leur avarice. Enfermée dans mon lit, je voyais leurs inventions et leurs déceptions mais jamais rien ne semblait pouvoir les arrêter à part peut-être eux-mêmes. Je les voyais s’étendre sur terre comme un vieux lierre s’accroche à un mur. Et pendant tout ce temps je continuais à charrier leur crasse.
Quand ils se rendirent enfin compte que j’étais essentielle à la qualité de leur vie, je fus enfin moins sale et les créatures qui peuplaient un jour mes eaux revinrent finalement. Mais ce calme que j’aimais tant, cette sérénité d’antan, je crains de ne jamais pouvoir la retrouver. Je les vois partout autour de moi, ils m’ont privée du silence et de la nuit. Ils m’ont sauvée du mal qu’ils m’avaient infligé. J’entends surtout la complainte de mes frères et mes sœurs par-delà le monde entier. Certains d’entre eux sont étouffés par des manteaux de plastique, étouffés comme la vie qui fut un jour en leur sein. Certains sont si toxiques qu’ils apportent la mort sur leurs rives. Et j’ai peine à le dire mais toutes ces atrocités se retrouvent rejetées chez nos fils et nos filles, mers et océans. D’autres sont si secs qu’ils sont au bord de la disparition, emportant avec eux tous ceux qui dépendaient de leurs sources. Au contraire certains sont hors de contrôle et emportent lors de leur crise de rage la terre autant que les vies. Il est paradoxal que cet être qui a passé si longtemps à nous souiller, à nous négliger se rende compte seulement maintenant de notre valeur. Lui qui avait autrefois choisi de se positionner autour de nous car nous apportions la vie semble comprendre de nouveau son choix.
J’entends que certains de mes cousins, dans les parties les plus sèches du globe, sont vénérés comme des dieux mais à leur grand désarroi, non pas comme je l’étais auparavant, mais comme des ressources si précieuses qu’elles le deviennent plus que les vies elles-mêmes. Quand je vois ce que j’ai autour de moi, l’abondance de mes flots et la verdure qui s’étend à perte de vue entre leurs villes, j’ai du mal à comprendre pourquoi, si nous sommes si précieux, certains sont délaissés alors que d’autres sont l’enjeu de conflits terribles et vicieux. Les hommes ne semblent plus avoir assez de nous, ils ne se rendent pas compte de la valeur de ce qu’ils avaient devant eux, à portée de main, que maintenant, après l’avoir négligée et abandonnée pendant si longtemps, aucun d’eux ne semble s’en souvenir. Et même si de plus en plus, j’entends leur voix qui parle de changement, de notre valeur et de la vie que nous représentons, le monde change lui aussi mais il semble bien qu’ils ne fassent que parler. Arrivera le jour et je le verrai, je ne sais dans quel état, mais je le verrai, où ils n’auront plus à boire que leurs larmes.