Juste des enfants !

Jour 8

Je dois écrire. Il le faut. Sinon je vais exploser. Mon cerveau va exploser. Libérant toutes ces horreurs qui s’accumulent depuis déjà une longue semaine. Une longue semaine à essayer de soigner autant que possible les habitants, non plutôt les prisonniers, du camp d’Al-Hol en Syrie. Je m’étais préparée au pire avant de quitter la France mais le pire peut prendre une dimension encore plus terrible. Personne ne peut imaginer ce qui se passe ici. Il faut y être. Il faut le voir de ses propres yeux. Sentir l’odeur de misère et de détresse qui s’insinue jusque dans les moindres recoins du camp. Mon badge de Médecin Sans Frontières me semble tellement inutile face aux blessures de ces personnes. Ces blessures qui ne saignent pas toujours, ces blessures qui sont aussi intérieures. Je les vois dans leurs yeux. Surtout dans ceux des enfants… Je revois le premier que j’ai soigné. Il n’avait plus qu’une jambe, l’autre avait été déchiquetée par une mine. Il souriait pourtant en me demandant : « C’est quand qu’on me remet une autre jambe ? ». Je n’ai pas pu lui répondre. Je n’ai pas pu lui mentir. J’ai fait comme si je ne le comprenais pas en nettoyant son visage souillé de terre et de sang séché. Mon cœur pleurait à l’intérieur de moi, mais mes yeux restaient secs. Si lui ne pleurait pas, je n’en avais pas le droit.

 

Maman dort encore aujourd’hui ! J’en ai marre. Faut que je m’occupe de ma petite sœur. On est allé chercher de l’eau. Le bidon est plus grand que ma sœur et je pense que quand il est rempli il est même plus lourd qu’elle. Moi j’ai des biscoteaux ! Je suis un homme, j’ai six ans d’abord ! Je porte le bidon et elle, elle me parle pendant tout le trajet. C’est une grande roue à parole ma sœur. Elle parle tellement qu’elle me fait presque oublier que c’est lourd. Je suis fort mais c’est un petit peu trop lourd quand même…

 

 

Jour 9

Aujourd’hui je suis passée derrière la clôture. Cette clôture au milieu du camp qui isole les femmes et enfants étrangers des autres réfugiés. Femmes et enfants de djihadiste qui reçoivent la haine des Syriens qui les jugent en partie responsables. C’est une prison et une protection. Je marche au côté de deux collègues. On ne va presque jamais seul dans cette partie du camp. Je ne comprends pas trop pourquoi. Je vois mal une de ces femmes amaigries ou un de ces enfants dont le plus vieux doit à peine avoir douze ans, essayer de me tuer… On a fait quelques pas au milieu des toiles de tentes à moitié arrachées, des flaques d’eau sale et des personnes se trouvant à même le sol, serrées les unes contre les autres. Une petite fille a couru vers nous. Elle semblait affolée. Elle était affolée. Aucun son n’est sorti de sa bouche mais elle a attrapé ma main et nous a emmené un peu plus loin. Une femme était prostrée tenant entre les plis de sa burka un petit colis. C’était un bébé. Un bébé mort, mais qu’elle continuait de bercer comme s’il était encore en vie. Elle fredonnait une chanson comme pour essayer de l’endormir, il dormait déjà pour toujours. Mes collègues se sont approchés d’elle pendant que je m’agenouillais face à la petite. Ses yeux me fixaient sans pleurer. Elle m’a alors dit d’une voix grave : « Mon petit frère est mort, comme ma sœur, comme ma tante, comme ma meilleure amie Yusja ». A chaque personne qu’elle énumérait, elle comptait sur ses doigts. Je n’arrivais plus à soutenir son regard où la candeur de l’enfance s’était envolée. J’ai baissé les yeux. Elle avait des petites tongs violettes à motif à fleur aux pieds…

 

Aujourd’hui j’ai rencontré un ange ! Il a des cheveux tout blonds, comme si on lui avait versé du sable dessus et que tous les petits grains s’étaient coincés dedans. J’essaierai plus tard de le faire, mais bon, ici c’est plus de la boue que du sable, je ne pense pas que ce sera joli. J’ai laissé ma mère. Elle dort. Encore. Ma sœur blottie entre ses bras. Je suis en train de suivre mon ange. Je me cache. J’ai peur que s’il me voit, il disparaisse. Comme ça. Pouff. Dans un nuage de fumée. Comme quand les bombes explosaient. Non ! Ne plus penser aux bombes. C’est fini. C’est ma maman qui me l’a dit. Je me cache derrière une toile de tente. L’ange s’est retourné. Mon ange est une fille ! Je suis déçu. Je pensais qu’il aurait pu être mon père. Ma mère me dit toujours que mon père est un héros et que les héros agissent en secret, cachés, pour que le bonheur brille sur la terre entière. Je n’ai jamais vu le bonheur briller. Mais quand j’ai vu ces cheveux tout étincelants je me suis dit que c’était peut-être ça le bonheur, que c’était peut-être mon père. A chaque fois que ma mère parle de lui, je hoche la tête en prenant un air sérieux. Je sens qu’elle est contente et elle sourit. Elle est belle ma maman quand elle sourit. Mais elle ne sourit pas beaucoup… Mon ange n’est pas mon père. C’est sûr. C’est une ange. Et on ne peut pas avoir une ange comme papa. Ce n’est pas possible. Je suis un peu triste. Mais je ne pleure pas.

 

Jour 10

Je suis retournée dans le camp. Seule. J’ai refusé qu’on m’accompagne. Tant que l’on verra ces femmes et ces enfants comme une menace, le monde entier les verra pareil. J’ai cherché un peu partout la petite fille aux tongs violettes mais impossible de la trouver. J’ai marché un peu au hasard puis je me suis arrêtée pour observer des enfants tirant dans une boule de tissus. J’ai mis quelques instants à comprendre que c’était pour eux un ballon. Je les ai regardés jouer pendant de longues minutes. Les sourires volaient timidement sur leur visage, comme s’ils demandaient la permission. Je me suis détournée d’eux, non sans avoir espéré les entendre rire. J’ai entendu du bruit derrière mon dos comme si quelqu’un courait vers moi. Non. Il n’y avait personne. Ah ! Si ! Là-bas à demi caché derrière un morceau de toile déchirée, un petit garçon me fixait. Son regard a accroché le mien comme un harpon. Je ne bougeais plus, rendue statue par ces yeux où je sentais une infinie douleur qui se cachait sous la surface. Puis, d’un seul coup, l’enfant a disparu.

 

J’ai le ventre qui fait des bruits rigolos. On dirait qu’il me parle dans une langue trop bizarre. J’essaie de l’imiter avec ma bouche. Ma sœur rigole. Pas ma mère. Elle a toujours les yeux fermés. Je ne sais pas pourquoi elle dort encore. Moi je pense que je serais fatigué d’autant dormir. J’espère que mon ange, non, ma ange va revenir aujourd’hui. Peut-être qu’elle pourra m’emmener dans les nuages. Je suis sûre que là-haut il y a plein de bonbons et plein de jouets. Je lui demanderai d’emmener ma sœur. Je suis un grand-frère responsable moi !

 

Jour 11

Je n’ai même pas eu le temps de faire trois pas dans le camp quand un enfant m’a littéralement sauté dessus. Il s’est accroché à ma taille comme si j’étais une bouée de sauvetage. Il a levé ses yeux vers moi et je l’ai reconnu. C’était l’enfant d’hier. Il m’a chuchoté quelques mots comme si c’était un secret que personne ne devait entendre : « Emmène-moi dans les nuages, ma ange ! ». Je lui ai alors demandé pourquoi, la gorge nouée. Il m’a répondu : « Là-haut les ballons ils explosent mais que pour faire des confettis ».

 

J’ai touché ma ange ! J’ai voulu lui prendre un peu de lumière du bonheur. Je ne lui ai pas volé. Je vais lui rendre mais avant j’attends de voir s’il y a des effets. Aujourd’hui, elle est revenue. Elle m’a apporté à manger. Mon ventre est content. Je suis content. Elle vient de me demander où est ma mère. Je l’emmène donc vers notre petit coin à nous. Je lui ai dit de ne pas faire de bruit car elle fait encore dodo.

 

Jour 12

L’horreur. Je m’en suis encore approchée aujourd’hui. Le petit garçon m’a dit que sa mère dormait. Je me suis penchée pour voir si elle allait bien. Et… Et… N’obtenant pas de réponse j’ai soulevé son voile. Son visage était un masque de douleurs, elle ne respirait plus. J’ai soufflé un grand coup, pour expulser l’odeur morbide qui s’était infiltrée au fond de moi. J’ai remis le voile en place. J’ai pris le petit garçon par la main et j’ai soulevé sa sœur avec l’autre. Il m’a demandé : « Pourquoi tu l’as fait voler elle et pas moi ?».

 

Tout est tout tout blanc ici. Il y a d’autres anges qui s’occupent de nous. Je ne savais pas qu’il en existait plusieurs. Ils sont gentils. On m’a dit que ma maman était partie dans les nuages. Elle a de la chance !

 

Jour 13

 

Leur mère était française. Comme beaucoup d’autres dans ce camp. J’aimerais pouvoir envoyer ces deux petits en France mais on me dit que c’est compliqué, qu’il faut analyser cas par cas, qu’ils peuvent représenter un danger. Je ne comprends pas. Il n’y a pas à réfléchir. Ce sont des enfants. Ils doivent être sauvés. Les mots poussent dans mon esprit. Ils veulent sortir. Alors j’écris : 

 

Flash, noir, flash. Pluie de balles et de bombes ;

Dans le ciel de leurs yeux qui se voilent de larmes.

Miroirs de la cruauté des hommes qui retombe,

Ailleurs, ici, là-bas ; Il faut sonner l’alarme !

 

Avant qu’il ne soit trop tard, même s’il est déjà tard…

Le temps coule, s’écoule, découle sans pause.

Vite ! Pour sauver ! Vite ! Pour être comme un phare,

Dans la tempête de leur vie avant qu’elle n’explose.

 

Rien. Ils n’ont plus rien. Même plus leurs parents ;

Ils sont morts peut-être en donnant la mort.

Mais eux qui sont-ils ? Juste des enfants !

Qui n’ont rien fait de mal ! Qui veulent vivre encore !

 

Stop ! Il faut dire stop à ceux qui racontent :

Que s’ils viennent en France ils tueront en France.

Tous ceux qui pensent ça devraient avoir honte !

On parle de bébés, de petits dans l’enfance !

 

Ils ne seront des bombes à retardement,

Que s’ils sont élevés dans les bruits de l’horreur.

Offrons-leur une vie ! A tous ces enfants !

Offrons-leur la chance de connaître le bonheur !