Les larmes de Soweto: « La violence de l’indifférence »

Nouvelle écrite par Benjamin DESCHAMPS

sur le thème : « Les discriminations : sources de violence ? »

Soweto. 16 Juin 1976.

Le township s’éveillait sous un soleil pesant, implacable, comme si même la nature refusait d’offrir le moindre répit. Les ruelles sablonneuses s’étendaient entre des maisons de tôle, où la misère s’accrochait aux murs comme une ombre. Ici, chaque jour était une bataille silencieuse contre l’humiliation, la pauvreté et l’oubli. Thandiwe ouvrit les yeux au son des voix de sa mère et de sa tante qui murmuraient dans la cuisine, leurs mots lourds de colère et de résignation. Elle tourna la tête pour voir son frère, Sipho, encore endormi sur le matelas qu’ils partageaient. Même dans son sommeil, il avait ce sourire naïf, cette lumière qui ne demandait qu’à briller.

 — « Il faut qu’on parte tôt aujourd’hui, » dit-elle doucement en secouant son épaule.

 — « Encore une journée à l’école pour apprendre leur langue stupide ? » grogna-t-il en se redressant.

Thandiwe soupira. L’afrikaans. Cette langue imposée par le gouvernement blanc, symbole ultime de leur domination. Désormais, toutes les matières étaient enseignées en afrikaans, une langue que ni elle ni les siens ne comprenaient. Étudier était devenu un acte de torture.

  — « Pas aujourd’hui, Sipho, » répondit-elle en souriant faiblement. « Aujourd’hui, on marche. »

Il cligna des yeux, surpris.

  — « On marche ? Contre eux ? Et si… et si les policiers viennent ? »

Elle posa une main sur son épaule.

— « Écoute-moi bien. Il n’y a pas de plus grande prison que celle où ils veulent enfermer nos esprits. Aujourd’hui, on montre qu’on n’a pas peur. »

Son frère hocha la tête, un mélange de fierté et d’appréhension dans son regard.

       

Dehors, les voix des écoliers montaient déjà. Le township tout entier semblait respirer une énergie nouvelle, un mélange de colère et d’espoir qui faisait vibrer l’air comme une corde tendue prête à céder. Les enfants marchaient. Leurs uniformes élimés étaient leur seule armure. Des pancartes, faites de carton récupéré et de peinture artisanale, s’élevaient au-dessus de leurs têtes.

— « Éducation pour tous ! », « Non à l’afrikaans ! ». « Au diable l’afrikaans », « L’afrikaans pue »

Thandiwe tenait fermement la main de Sipho, son cœur battant à tout rompre.

 — « Thandi… et si on n’y arrive pas ? » demanda-t-il, la voix tremblante.

 Elle se pencha légèrement, le regardant droit dans les yeux.

 — « Sipho, peu importe ce qui se passe aujourd’hui. Peu importe si on gagne ou pas. Ce qui compte, c’est qu’on leur montre qu’on n’est pas silencieux. Qu’on existe. »

 

Derrière eux, un garçon un peu plus âgé, Hector Pieterson, portait une pancarte plus grande que lui.   

Il lança un regard à Thandiwe.

 — « Tu crois qu’ils vont écouter des enfants, Thandi ? »

 — « Ils n’écouteront jamais de leur plein gré, Hector. Mais ils n’auront pas le choix. »

Le groupe avançait, leurs chants remplissant l’air poussiéreux :

 — « Amandla ! Awethu ! »

 

Au bout de la rue principale, une barrière se dressait. Une ligne de policiers armés, en uniforme bleu sombre, bloquait leur passage. Le silence tomba soudain, écrasant, alors que les manifestants s’arrêtaient. Le bruit d’un mégaphone perça l’air.

— « Dispersez-vous immédiatement ! Retournez chez vous ! »

Le commandant Van Rensburg s’avança. Un homme grand, au regard dur, un visage qui semblait taillé dans la pierre. Ses lèvres, minces et pâles, se tordirent dans un sourire cruel.

— « Ce ne sont que des enfants, » murmura un policier derrière lui.

— « Pas de pitié. On montre à ces sauvages qui dirige ce pays », ordonna-t-il d’une voix basse.

Il s’adressait à ses subordonnés comme s’ils étaient des robots, des instruments de la machine de guerre qu’était l’apartheid. Van Rensburg n’éprouvait aucune émotion. La violence était sa seconde nature. Cela faisait des années qu’il vivait dans un système, où la déshumanisation des Noirs était un outil de pouvoir, une pratique institutionnalisée. Et aujourd’hui, c’était simplement un jour de plus, une épreuve de plus pour ceux qu’il considérait comme une race inférieure.

-« Tout ça, c’est pour maintenir l’ordre », murmura-t-il en observant les enfants qui fuyaient en hurlant. « L’ordre c’est la loi ».

 Il leva la main, un geste calculé. « Feu. »

Les premières détonations éclatèrent comme un orage. Les balles sifflaient à travers l’air chaud de l’après-midi. Les enfants hurlèrent. Certains tombèrent immédiatement, leurs corps frappant le sol dans un bruit sourd. D’autres fuyaient, leurs cris résonnant dans le chaos. Les rues de Soweto se remplirent de sang.

 

Thandiwe sentit une main glisser de la sienne. « Sipho ! »

Elle se retourna, horrifiée, pour le voir s’effondrer. Une balle l’avait frappé dans le dos.

 — « Non, non, non ! Sipho, reste avec moi ! » cria-t-elle en tombant à genoux à ses côtés.

Elle secoua son petit corps, ses mains tâtonnant désespérément pour stopper l’hémorragie. Le sang s’écoulait, rouge et impitoyable, imbibant son uniforme d’écolier.

— « Thandi… j’ai froid, » murmura-t-il faiblement, ses doigts s’accrochant aux siens.

— « Non, Sipho, tu vas rester avec moi. Tu vas voir… un jour, on sera libres. Tu vas devenir médecin, tu te souviens ? C’est toi qui m’as promis ! »

Mais ses paupières se fermèrent, et son petit corps se relâcha.

Van Rensburg, debout à quelques mètres, observait la scène sans émotion. Thandiwe leva les yeux vers lui, ses mains tremblantes, son visage baigné de larmes.

— « C’était un enfant ! Un enfant ! » hurla-t-elle.

Il ne répondit pas. Il se détourna simplement, un homme sans âme, sans remords, et donna un autre ordre : « Nettoyez la rue. »

 

Les policiers continuaient de tirer, ne faisant aucune distinction entre les enfants et les adultes. Les corps tombaient les uns après les autres, les rêves écrasés sous les bottes des forces de l’ordre.

Le bruit des fusillades parvint rapidement aux oreilles de Steve Biko, leader du mouvement de la Conscience Noire. Il se tenait non loin de Soweto, dans une maison, entouré de quelques membres de l’ANC et de jeunes militants. Lorsqu’il entendit parler de l’ampleur des violences, il sut qu’une nouvelle ère de résistance venait de commencer. Mais ce ne serait pas une résistance par la violence, mais par l’éveil des consciences.

— « L’apartheid ne nous vole pas seulement nos terres et nos droits. Il nous vole notre âme, » disait-il, son regard sombre fixé sur l’horizon. « Chaque balle tirée aujourd’hui est une balle tirée dans nos espoirs. Mais rien n’arrêtera le désir d’être libre. »

Il savait que ce jour marquerait un tournant, que la souffrance allait nourrir la rage et que cette rage deviendrait un cri que le monde ne pourrait ignorer. Il fallait faire entendre la voix de ces enfants tombés sous les balles de l’injustice.

— « L’arme la plus puissante entre les mains de l’oppresseur, c’est l’esprit de l’opprimé. Sortez de votre subconscience pour rejoindre votre conscience, et battez-vous !  L’ombre de l’injustice ne triomphera pas ! »     

Soweto – 20 Ans Plus Tard – 16 juin 1996.

Dans une salle sobre de la Commission Vérité et Réconciliation, Thandiwe, désormais une femme adulte, se tient face à Van Rensburg. Assis sur une chaise en bois, l’ancien commandant de police, paraissait insignifiant. Son dos courbé et son visage marqué par l’âge contrastaient avec la terreur qu’il avait inspirée deux décennies plus tôt. Mais dans son regard, une flamme glaciale persistait.

 

Thandiwe tient dans ses mains une photo de Sipho, usée par le temps.

 — « Vous souvenez-vous de lui ? » demande-t-elle, sa voix brisée.

Il la regarde sans émotion.

 — « Je ne peux pas me souvenir de tous les visages. À l’époque, il y avait tant de… désordre. »

Thandiwe serra la photo, ses doigts crispés jusqu’à en froisser le papier.

 — « Désordre ? Vous appelez ça du désordre ? Il avait 13 ans. Son nom était Sipho. Il voulait être médecin. Il avait des rêves. Il avait une vie. Une vie que vous avez effacée comme on efface une tache sur un uniforme. »

Van Rensburg ne répondit pas. Ses mains reposaient sur ses genoux, immobiles, presque trop calmes. Thandiwe continua, sa voix montant.

 — « Vous avez pointé votre arme sur des enfants. Des enfants ! Vous avez tiré sur leur rire, sur leur innocence. Pourquoi ? Pourquoi ? »

Il leva lentement les yeux vers elle, son regard distant, comme s’il observait une pierre au bord de la route. « Vous posez la mauvaise question. Je n’avais pas à savoir pourquoi. J’obéissais aux ordres. Ce n’était pas personnel. »

 

Thandiwe éclata.

 — « Pas personnel ? Pas personnel ?! Vous êtes donc un homme sans conscience, un corps sans âme, une machine à tuer ?! Pas personnel ? Mon frère agonisait dans mes bras pendant que vous vous retourniez sans un regard ! »

Elle se leva brusquement, sa chaise raclant le sol. Les spectateurs retenaient leur souffle.

— « Vous savez ce qui est personnel ? Le poids de son corps dans mes bras. La chaleur de son sang qui imbibait mon uniforme. La promesse que je lui ai faite alors qu’il mourait : “Un jour, nous serons libres, Sipho.” Et aujourd’hui, je suis là. Vivante. Debout. Mais vous ? Vous êtes un cadavre raciste ambulant, incapable de ressentir, incapable de comprendre ce que vous avez détruit. »

Van Rensburg serra la mâchoire, mais son visage resta impassible.

 

— « Vous parlez de liberté. Regardez autour de vous. Ce pays est en ruines. Vous avez peut-être gagné la bataille, mais à quel prix ? »

Thandiwe plissa les yeux, une larme roulant sur sa joue.

 — « Vous pensez que vous pouvez mesurer le prix de la liberté ? Vous, qui avez choisi la haine parce qu’elle était plus facile que l’amour ? Vous, qui avez tiré sur des enfants et appelé cela de la justice ? La liberté, monsieur Van Rensburg, ne se mesure pas en chiffres ou en ruines. Elle se mesure en âmes qui refusent de s’incliner, en mémoires qui refusent d’oublier. »

Elle s’avança, posant la photo sur la table devant lui.

— « Regardez-le. Regardez son visage. Regardez ce que vous avez détruit. Vous avez tué l’innocence d’un monde qui ne voulait que sa liberté »

Van Rensburg détourna les yeux, mais Thandiwe insista, sa voix devenant un murmure tranchant.

 — « Vous voulez que je vous dise ce que vous êtes ? Vous n’êtes pas un homme. Un homme ressent. Un homme doute. Un homme est capable de regret. Mais vous, vous êtes une ombre. Une absence. Un vide. Et je ne vous pardonnerai jamais. »

 

Il leva enfin les yeux vers elle, et pour la première fois, un éclat d’inconfort traversa son regard.

— « Vous croyez que votre haine me détruit ? Elle ne fait que vous emprisonner. Vous êtes tout ce que je disais : violente, incapable de paix. Vous, les noirs, l’avaient toujours été. »

 Elle sourit tristement, un sourire chargé de mille douleurs.

 — « Vous avez raison. La haine est une prison. Mais ce n’est pas pour vous que je viens ici aujourd’hui. C’est pour lui. »

Elle montra la photo de Sipho.

— « Sipho me regarde. Il attendait que je tienne ma promesse. Alors aujourd’hui, je me tiens ici, devant vous, pour lui dire que son sacrifice n’a pas été vain. Vous pouvez bien nier, détourner les yeux, mais la vérité reste immuable. Vous avez échoué. Votre système a échoué. Et l’histoire se souviendra de vous pour ce que vous êtes : un homme sans nom, sans visage, sans âme. »

Van Rensburg resta silencieux. Thandiwe inspira profondément et recula. Avant de sortir, elle se retourna une dernière fois.

— « Vous pensez que vous avez éteint des vies, mais ce que vous avez créé, c’est une étoile. Sipho brille, là-haut, bien plus fort que votre haine. »

 

Le soir du 16 juin 1996, une foule se rassembla dans les rues de Soweto. Des milliers de bougies illuminèrent les ruelles sombres, comme autant de petites âmes veillant sur le township. Thandiwe tenait une bougie dans ses mains, debout devant une stèle commémorative. Les noms des enfants tombés en 1976 y étaient gravés, leurs mémoires figées dans le marbre.

Elle leva les yeux vers le ciel, où une étoile brillait plus fort que les autres.

— « Je t’ai promis, Sipho. Nous sommes libres. Pas parfaits, mais libres. »

Et dans le silence de la nuit, elle entendit presque une voix douce lui répondre :

— « Merci, Thandi. Merci. »