Walled City

Nouvelle écrite par Raphaël Hirrien

sur le thème « Accaparement des terres, expulsions forcées : une négation des droits »

 

Le noir. Un silence pesant. Une atmosphère écrasante. Une senteur d’urine et d’entrailles. Un drap trempé de sueur. C’est dans ces conditions que je m’éveillai ce matin de 1993. Enfin, le matin, seulement d’après mon vieux réveil cabossé, posé sur une chaise à côté de ma couchette, et qui indiquait cinq heures cinquante-trois. Car sans celui-ci, impossible de deviner l’heure, sauf en habitant sur ou proche des toits. En me levant, j’entendis des pas pesants et quelques tintements métalliques, et devinai que c’était mon père, qui, muni de ses lames et hachoirs, nous quittait pour rejoindre son lieu de travail, quelques rues plus loin. Je me dirigeai vers le pan de mur agrémenté d’une petite table et d’un réchaud à gaz qui faisait office de cuisine, et trouvai une boite de nouilles que je plaçai sur l’appareil. Puis je retournai au coin couchage où j’entrepris de rassembler mes affaires de classe. Tandis que je jetais pêle-mêle cahiers aux pages jaunies, stylos aux bouchons manquants et crayons sans mines dans un sac, je me remémorai l’itinéraire à parcourir pour parvenir jusqu’à l’école, ou plutôt ce que nous considérions comme une école. L’endroit se trouvait non loin de chez nous, mais le nombre de détours à faire rendait le trajet long et sinueux.

 

 J’enfilai mon sac, ouvris la seule porte de la pièce, et me retrouvai dehors, directement face à un mur, car la rue mesurait à peine deux mètres de large. Juste au-dessus de ma tête pendaient des câbles électriques et tuyaux d’arrivée d’eau, semblables à des passerelles miniatures suspendues au-dessus d’un immense gouffre d’une obscurité presque totale. Troublant ce noir intense et profond, de petites loupiotes étaient parsemées sur les murs, devenus des parois, de ce mince passage. La faible lumière se refléta un instant sur une plaque murale, et je pus déchiffrer son message à moitié effacé : « Kowloon Walled City ». Habitué au décor, je me lançai vers ma destination, direction les toits. Car avant de recevoir leurs leçons, les enfants de la cité se retrouvaient sur les toits, seul lieu épargné par la moiteur et l’obscurité omniprésentes des étages inférieurs. Pour cela, je pénétrai par une porte et me retrouvai dans une pièce tout aussi sombre que l’extérieur. Le seul élément qui s’y trouvait était une cage d’escalier, vernie par l’usage et dévorée par la rouille. Je m’y engageai et entrepris de gravir les marches, testant chacune d’elles du bout du pied avec une extrême précaution. A chaque pas, l’obscurité reculait, laissant place à une lumière tamisée, puis les premiers rayons de soleil apparurent. En posant le pied sur la dernière marche, je fus d’abord ébloui par l’immense clarté des toits, puis soudainement assourdi par le brouhaha des discussions que ne menaient pas moins d’une centaine de personnes.

 

Je retrouvai mon ami Chen-Li, à l’écart des autres qui, pour les plus jeunes, couraient et slalomaient parmi la forêt dense de nos pieds sales et à moitié chaussés. Nous conversâmes quelques minutes, puis nous vîmes nos camarades commencer à se diriger vers l’escalier qui m’avait amené ici, signe qu’il nous fallait redescendre dans les abîmes. J’inspirai profondément mes dernières bouffées d’air frais et me laissai entraîner par la masse des jeunes enfants.

 

Cela faisait désormais cinq ans que je vivais avec mes parents parmi les nombreux résidents de ce lieu cloîtré, sombre et quelque peu inquiétant que pouvait paraître Kowloon, la cité emmurée. Seulement à première vue. Car la citadelle, bien que lugubre, grouillait chaque jour d’innombrables fourmillements, du fait de sa population de près de cinquante-mille habitants. On pourrait penser que la vie entre ces murs était désordonnée, miséreuse et sans foi ni loi, mais cela aurait été une grave erreur. Sous son air crasseux et quelque peu décrépit, l’endroit possédait sa propre politique, son commerce, une éducation, et chaque « quartier » un lot de responsabilités qu’il se devait d’assumer. Cela n’empêchait malheureusement pas les trafics de drogue de se développer, ni des crimes d’être commis, comme partout ailleurs.

 

A sept ans, j’avais fini par emménager dans ce petit logement à peine plus grand qu’un débarras, mes parents voulant fuir le régime maoïste, s’étaient réfugiés en désespoir de cause dans la cité des ténèbres. Ici, mon père avait pu donner libre cours à son activité de boucher, tandis que ma mère se proposait au soin des malades et des jeunes enfants, dans une pièce dédiée à cela, dans un immeuble voisin. Quant à moi, et comme la plupart des enfants de mon âge, j’étais chargé des tâches inaccessibles aux plus âgés, notamment quand il s’agissait de raccorder des câbles ou des tuyaux ou de ramper dans des conduits, ce que notre minceur et notre faible taille nous permettaient de faire. A notre arrivée ici, un groupe d’habitants, voyant dans quelle détresse nous étions, nous avait accueillis à bras ouverts, et avait désigné un jeune garçon, qui devait alors avoir le même âge que moi, de nous montrer notre lieu de vie. J’avais donc appris qu’il s’appelait Chen-Li, et l’avait tout de suite trouvé discret, mais gentil. Plusieurs années après, c’était toujours avec lui que je parcourais les ruelles de la cité, parfois en silence, mais le plus souvent en discutant avec animation, le visage fendu d’un sourire.

 

Tournant à un dernier coin de mur, le troupeau que nous formions se retrouva dans une ruelle possédant une unique porte de bois, dégradée par la moisissure. Nous nous amassâmes devant, avec toutefois un certain calme. Au bout de quelques secondes, elle s’entrouvrit et laissa voir un œil grisâtre et bienveillant. Son propriétaire l’ouvrit plus largement et nous invita à entrer. C’était Swang, notre maître, un homme dans la fleur de l’âge. Nous nous engouffrâmes par l’ouverture, et nous installâmes par terre, assis sur des coussins, dans une salle tout de même plutôt vaste, en dépit de ce que semblait en dire le bâtiment vu de l’extérieur. Maître Swang se plaça devant nous, mais son expression différait de d’habitude, comme s’il était mal à l’aise et craignait quelque chose. Il s’éclaircit la voix, puis sur un ton grave nous dit : « Mes enfants, depuis plusieurs années, notre cité est dans une incertitude grandissante. Comme j’ai pu vous le raconter bien des fois, la majorité d’entre nous s’est réfugiée entre ces murs, ceux de Kowloon, pour échapper à la dictature présente dans le pays depuis longtemps. Depuis environ neuf ans, un accord entre l’Angleterre et la Chine a été conclu. Si je vous parle de cela, c’est pour vous annoncer une terrible nouvelle : notre cité, jugée néfaste au développement de la ville qui l’entoure, sera… » Le vieil homme baissa la tête, visiblement anéanti. « … sera… rasée dans quelques jours ». Pour la première fois, nous vîmes ses yeux gris s’humidifier, mais il ne céda pas. Nous nous regardâmes, abasourdis, sentant la peur nous envahir peu à peu et nous glacer les membres. Puis le premier sanglot éclata.

 

Je courais à perdre haleine, fendant l’air moite des ruelles comme un chasseur en vol, déchiré entre rage, tristesse, désespoir et nombreux autres sentiments indescriptibles. Parmi les élèves, beaucoup étaient nés à Kowloon et avaient acquis une sensation de profonde appartenance envers leur lieu natal, les en séparer était aussi terrible que de les transpercer d’un poignard avant de les laisser, avec leur plaie ouverte, étalés sur le sol. Autour de moi, les quelques habitants que je croisais me regardaient avec pitié, entreprenant d’amasser divers objets dans des baluchons, devant leur porte.

Ils semblaient prêts, le visage impassible. Cependant, leur bouche ne formait plus leur sourire si caractéristique.

                                                                        ***

Cela grouillait, à l’entrée de la cité, en fait constituée d’une frêle arche de pierre. Les marchands avaient décidé de ne rien laisser derrière eux, et avaient embarqué toute leur matériel, ainsi qu’une bonne partie de leurs marchandises. Des nourrissons pleuraient. Je compris enfin d’où provenait leur inquiétude. Une douzaine d’officiers de police guidait le mouvement des habitants vers un terre-plein extérieur. Au moment où je passais l’arche, je vis, à l’arrêt un peu plus loin, un bataillon de bulldozers, ronflant et crachant une fumée noire à l’odeur âcre, ainsi qu’une immense grue sur roues. Une fois les habitants sortis, ils furent organisés en grands groupes pour être dispersés par des officiers qui leur annoncèrent qu’ils seraient relogés dans un quartier en friche de Hong-Kong et qu’ils obtiendraient la modique somme de neuf-mille yuans en compensation. Moi, j’observais les immeubles en me préparant à la nostalgie qui suivrait bientôt, et en me remémorant mes plus joyeux souvenirs en ce lieu pourtant si macabre. Où que j’aille, le souvenir de la cité emmurée restera gravé dans ma mémoire comme sur un mur de pierre.