Sur le sentier de la guerre

Nouvelle écrite par Manon HANUS PARMELAND

sur le thème « La justice internationale : un outil contre l’impunité ? »

 

Je regarde ma montre. 8h30. J’inspire, pour tenter de me calmer et ralentir la course effrénée des battements de mon cœur. C’est bientôt mon tour. J’ai peur de ne pas être prête, de ne pas être à la hauteur. Pourtant, c’est le moment où il ne faut pas flancher. Le moment où il faut tenir tête, tout donner. Inspire, expire… Combien de fois ai-je répété mon texte ? Combien de fois ai-je espéré et attendu ce moment ? Combien de fois me suis-je imaginée être dans une salle similaire à celle-ci ? Je ne sais plus, une multitude en tous cas. Cependant, je n’ai jamais eu aussi peur de tout gâcher, si près du but. Je ferme les yeux. Le brouhaha des personnes qui s’installent, les feuilles de papier que l’on feuillette, la foule murmurante… parviennent à mes oreilles. Cela a un côté apaisant…

Le répit est de courte durée : une voix me sort de ma torpeur, lançant le début de ce que j’appelle le « premier acte ». Leo me tient la main, nos paumes sont moites : il stresse tout autant que moi, ce qui ne me rassure aucunement. Le juge explique les faits, cite les présumés coupables, l’Eglise et l’Etat canadien, les témoins, les avocats… Je n’ai jamais assisté à un procès. A vrai dire, je ne pensais pas pouvoir me retrouver de ce côté de la barre. Je l’ai imaginé, bien sûr, mais cela n’avait rien de réel.

 

« Mme Ashaisha Roy est appelée à la barre pour témoigner. » C’est mon tour. Je me lève et m’avance après que Leo m’a souhaité bonne chance. Impossible de revenir en arrière, c’est maintenant ou jamais. Nous pouvons réussir à tout faire basculer.

 

« Aujourd’hui, je ne parle pas en mon nom, mais en celui de tous ceux à qui il est arrivé une histoire semblable à la mienne. Au nom de tous les petits Amérindiens qui ont été placés de force dans des pensionnats subventionnés par le gouvernement canadien et dirigés par les Églises catholiques, anglicanes et méthodistes. Au nom de ces 150 000 enfants, à qui, pendant plus d’un siècle, de 1867 à 1996, c’est-à-dire hier, il a été interdit de parler leur langue, de pratiquer leur culture, à qui on a imposé un nouveau nom, une nouvelle religion. Au nom de tous ceux qui ont subi des violences physiques et psychiques, tels que des coups, des abus sexuels, des insultes, des humiliations… au sein de ces établissements qui prônaient pourtant l’amour du prochain et la fraternité universelle ! Au nom de ces enfants affamés volontairement afin de mener des expériences nutritionnelles approuvées par le gouvernement fédéral de 1940 à 1950. Au nom de tous ces enfants laissés sans soin, disparus, dont les corps n’ont jamais été retrouvés, qui sont, dois-je le rappeler, entre 3000 et 6000 au minimum. Au nom de ces familles à qui on a arraché leurs enfants. Au nom des enfances brisées. Au nom de tous ceux qui se battent sans relâche pour qu’on les entende et qu’on les écoute. Au nom de ces peuples massacrés que personne ne voulait et ne veut voir. Au nom de toutes les minorités.

 

J’ai cru longtemps qu’il était possible de s’intégrer, de vivre en niant son passé, moi qui ai été enlevée à ma famille à l’âge de cinq ans et qui ne l’ai jamais revue, qu’en étant la meilleure on m’ouvrirait toutes les portes, qu’on me reconnaîtrait grâce à tous mes efforts pour ce que je suis réellement. Mais non. Nous serons toujours de pauvres petits Amérindiens aux yeux de la société. Cette société qui, de 1830 et ce jusqu’en 1996, a tout fait pour nous désapprendre à être nous-mêmes, pour « tuer l’Indien dans l’enfant », pour briser notre identité. Comment tuer une culture sans tuer les individus ? Quoi de plus ingénieux que de se servir des plus jeunes pour asseoir sa supériorité et assimiler une nouvelle culture ? On nous apprenait à détester ce que nous étions, à avoir honte de nous-mêmes. Combien d’années nous a-t-il fallu pour nous débarrasser de la culpabilité qu’ils avaient déposée en nous ?

 

Partout sur la planète, les êtres humains s’entretuent, exterminent des populations entières, torturent et condamnent leurs opposants, exploitent et déshumanisent les peuples autochtones et leurs ressources, leurs terres, leur culture. Ce procès, c’est celui d’un système colonial construit sur le sang des Amérindiens massacrés. C’est l’une des premières étapes de ce chemin vers l’aboutissement de toutes ces années de luttes et de toutes celles à venir. Je veux obtenir la réparation et la reconnaissance des victimes. Je veux qu’elles puissent recouvrir dignité et honneur. Je veux qu’elles puissent se reconstruire. Je veux lutter contre l’oubli des gouvernements et dénoncer leur silence : une absence de reconnaissance condamne une seconde fois les victimes. Je veux que le monde entier ouvre les yeux, et c’est pourquoi je suis ici, à la cour pénale internationale. Mon combat pour le respect des droits humains ne concerne pas seulement mon peuple, mais l’humanité tout entière.

Je veux montrer au monde ce dont vous, les Blancs et votre système capitaliste colonial et prédateur, nous avez dépouillés : nos terres, notre identité, notre culture, ce que vous niez toujours. Vous avez toujours écrit l’histoire, notre histoire, de votre point de vue, celui des dominants. Vous avez décidé de notre avenir et de ce qu’il adviendrait de notre culture, mais aujourd’hui, vous ne pouvez plus nous empêcher de raconter, de témoigner, d’exister ! Trop longtemps nous nous sommes tus, trop longtemps nous avons souffert, mais la machine est lancée et vous échappe : rien ne pourra plus nous arrêter. Nous sommes en train d’écrire le futur des générations à venir et nous ne voulons pas qu’elles héritent de ces pensées colonialistes, racistes, sexistes, inégalitaires et prédatrices. Ce monde où l’homme blanc croit être supérieur et avoir tous les droits est révolu, et il était temps qu’il prenne fin. 

Aujourd’hui, je demande au Canada et à l’Église des excuses, avec des indemnités de réparations versées à chaque enfant et famille. Je demande également que l’on recherche les enfants disparus et leurs familles avec plus d’acharnement. »

Je ferme les yeux. J’écoute ma respiration, enfin calme et tranquille. J’écoute le silence de la salle d’audience, soudain brisé par la voix de Denis, mon avocat.

« N’est-ce pas à nous, héritiers des colons et colons nous-mêmes, de faire un pas vers ces communautés qui militent depuis des décennies pour la reconnaissance de leurs droits et de leurs blessures ? C’est le colonialisme qui a tué les enfants autochtones. Nous devons mettre un terme aux violences infligées à ces peuples et reconnaitre leur droit à l’autodétermination, les excuses ne suffiront pas. C’est cette maladie du racisme envers ces populations que nous devons traiter, en commençant par la nommer. »

Je le regarde, lui qui m’a tant aidée et soutenue. Sa plaidoirie terminée, un silence encore plus pesant s’installe à nouveau. Me revient en mémoire le jour où je l’ai rencontré pour la première fois, cinq ans auparavant. Cette journée où j’ai décidé de rejoindre le collectif de lutte pour la reconnaissance des droits des peuples autochtones canadiens. C’était après un cours d’histoire à l’université consacré au passé colonial du Canada. Me prenant en exemple, le professeur avait affirmé que l’arrachement à ma famille, à mes parents amérindiens, était un mal pour un bien. Si je pouvais aujourd’hui étudier c’était, selon lui, grâce aux « bons » préceptes de l’Eglise. Plusieurs fois j’ai voulu tout lâcher, j’étais découragée, fatiguée d’attendre devant la lenteur des procédures, devant ces démarches lourdes et ces enquêtes interminables. Je voulais tout abandonner, mais Denis et Leo m’ont convaincue de tenir jusqu’au bout, et ils ont eu raison. Je regarde partout autour de moi les personnes venues m’écouter et me soutenir. La bataille ne fait que commencer et je ne suis pas seule à la mener.

 

Cinq ans plus tard.

Je pousse les battants des portes de la faculté de droit de Toronto. Il fait beau, je laisse les rayons du soleil me caresser le visage et le vent ébouriffer mes cheveux, et prends le chemin du retour : une montagne de travail et de révisions m’attend. Je passe devant un petit kiosque à journaux, m’arrête et regarde les titres. Les peuples autochtones reçoivent enfin les excuses officielles du gouvernement canadien. Tous les journaux ne parlent que de cette décision historique. Je ne pensais pas que cela arriverait un jour… notre lutte n’est donc pas vaine ! Seulement, nous avons gagné une bataille, mais pas la guerre.