Quand tout dérape

Nouvelle écrite par Margot FEJOZ

sur le thème « La grande pauvreté, une violation des Droits Humains »

 

  • Lise, arrête de courir !
  • Mais j’ai trop froid !
  • Je sais, moi aussi p’tite sœur, mais j’arrive pas à me concentrer et j’ai plein de devoirs. S’il te plaît, arrête de gigoter deux minutes.
  • Pff, oh, c’est bon.
  • Sophie, ton ventre gargouille, mange quelque chose.

–     Non t’inquiète maman, mange, tu en as plus besoin que moi.

–     Quelle honte, une mère seule qui ne peut même pas nourrir ses filles, qui n’a pas assez d’argent pour nous chauffer… et nous loger correctement, ajoute-t-elle dans un souffle.

 

Vous voulez savoir comment moi, Sophie et ma famille, on en est arrivées là ? L’histoire n’est pas très joyeuse, je vous préviens. Il y a deux mois de cela on vivait encore dans notre petit appartement au centre-ville. On n’avait pas besoin de grand-chose, on était une de ces familles modestes qui s’occupent simplement. Je suis entrée au lycée et tout s’est accéléré …

Un soir, après les cours, des policiers étaient devant chez nous. Ils parlaient avec ma mère qui avait les yeux bouffis de larmes ; à côté d’elle un vieux camion rempli de cartons dans lesquels gisaient nos dernières affaires. On venait de perdre notre logement. J’ai appris plus tard par ma mère qu’à cette période mon père avait un comportement étrange ; chaque soir il rentrait de plus en plus tard, et cette nuit-là, il n’était pas rentré. Il allait tous les jours au casino, au début il pariait de petites sommes mais, devenu avide, il jouait davantage. De temps en temps, il gagnait quelques sous, ce qui l’incitait à miser plus encore, jusqu’au jour où, voulant rembourser ses dettes, il a joué notre appartement. Il a tout perdu. Depuis, on ne l’a pas revu. On nous a relogées dans un deux-pièces à cinq kilomètres de la ville, chemin que je devrai faire à pied tous les matins pour aller au lycée.

 

Voilà ce qui nous a amenées dans cette situation angoissante où l’insécurité, le froid et la faim rythment notre vie.

 

Alors que tout le monde dort encore, je me glisse hors de l’appartement. A peine ai-je fait quelques pas que les lanières de mon sac commencent à me scier les épaules. La douleur est terrible mais je n’ai pas le choix. Comme tous les matins, je vais retrouver Laura, ma copine d’enfance. J’accélère mon pas, il faut absolument que je sois devant mon ancien domicile avant elle, là où on s’est toujours donné rendez-vous.

 

  • Coucou Laura, dis-je avec un grand sourire, pour ne pas laisser transparaître ma fatigue.
  • Salut, t’as toujours pas pu recharger ton téléphone ? Ça fait plus d’un mois que tu ne me réponds pas. Pff, faudrait peut-être penser à racheter un chargeur …
  • Désolée, j’ai fait tomber mon téléphone dans les escaliers et depuis il s’allume plus … C’est trop la galère !
  • Non, sérieux ? Bon tu sais quoi, apporte-le demain et je demanderai à mon frère de jeter un coup d’œil, c’est un as dans ce domaine !

 

Vous l’avez compris, mon téléphone n’est pas cassé, mais il ne faut surtout pas qu’elle sache que je l’ai vendu, c’est trop honteux.

  • Ah mince, trop tard, ma mère l’a mis hier dans une recyclerie.

 

On franchit les portes du lycée et on se dirige vers notre salle de cours.

  • Tout le monde a bien son livre ?

 

Seule ma main se lève, et je m’entends dire d’une voix automatique : « Je l’ai oublié sur ma table de nuit, je le rapporte demain. », ce à quoi ma professeure répond en me fixant d’un regard désobligeant : « Demain sans faute ! On commencera donc à étudier le roman demain, quand tout le monde l’aura. »

 

La sonnerie retentit, une cohue sort de la salle pour s’aérer avant la deuxième heure de français. Alors que je m’apprête à partir moi aussi, mon regard tombe sur un sac entrouvert d’où dépasse le fameux roman qu’il fallait acheter. Sans comprendre mon propre geste, je l’attrape rapidement et le fourre dans mon sac. Je repars peu fière, mais avec un souci en moins.

 

Midi sonne, Laura me propose d’aller manger dans un fast-food. Mon ventre me crie d’accepter, mais je décline l’invitation, prétextant devoir rentrer pour manger avec Lise. Je passe devant une boulangerie et achète une baguette qui sera notre repas du soir, mais je ne résiste pas au besoin d’en manger un morceau. Mes papilles se réveillent au simple contact de la mie du pain encore chaude. Je la range vite dans mon sac, avant de risquer de tout engloutir. La lourdeur des documents pesant sur mes épaules me rappelle mon objectif du midi : aller à la CAF pour déposer les papiers remplis par ma mère.

Ça fait maintenant une heure que j’attends mon tour. L’horloge tourne, mais personne ne m’appelle. Je décroise mes jambes, les remonte contre ma poitrine, et les enveloppe de mes bras, comme pour me faire une protection contre la vie, contre ma vie … Les personnes défilent, mais ce n’est toujours pas mon tour. Cette fois je n’y arrive plus : le froid, la fatigue et la faim ont raison de moi ; mes larmes coulent. Je reviendrai demain.

 

Après ma dernière heure de cours, je prends le chemin du retour, et traîne lamentablement mon corps grâce au peu d’énergie qu’il me reste. La nuit commence à tomber et je m’aventure dans mon nouveau quartier. Je marche d’un pas décidé, je baisse la tête pour ne pas croiser le regard des dealers qui, à cette heure-là, ont déjà envahi l’espace.

 

Je retourne à la CAF six jours de suite et ne vois toujours pas de fin à cette attente, qui en plus est la cause de plusieurs de mes retards en cours. Le septième jour je finis par déposer ce dossier qui me tassait un peu plus chaque fois que je portais mon sac. Je me demandais si je n’allais pas finir par m’effondrer sous son poids. On m’oriente vers une pauvre boîte, submergée par le nombre de documents. Combien de familles s’accrochent comme nous à ces espoirs de papier ?!

 

Les mois qui suivent sont de plus en plus durs. Ça y est on arrive en décembre et la température diminue chaque jour, jusqu’à même parfois atteindre les moins six degrés. À présent, le nombre de couvertures et de couettes n’est plus suffisant, j’ai beau me réfugier sous les couches, la chaleur d’autrefois a complètement disparu. Plus de chocolats chauds affalée devant la télé, plus de chichis au marché de Noël, la vie n’a plus de saveur.

Je m’inquiète pour ma famille. Ma mère qui s’éteint un peu plus chaque jour car, malgré son travail, elle ne parvient pas à couvrir nos dettes et à acheter les services et aliments nécessaires pour vivre. Ma sœur qui ne veut plus inviter ses copines à la maison et qui a peur d’aller jouer au pied de l’immeuble comme elle le faisait avant. Au fond on n’a qu’une crainte, être séparées.

 

Voilà déjà quatre jours que je suis clouée au lit : impossible de bouger. Mon corps me brûle et j’entends comme un tambour résonner dans ma tête. Chaque son est amplifié : les gouttes d’eau s’écrasant sur la vitre, les cris des voisins…

Soudain un bruit supplémentaire m’agresse, on frappe à la porte. La peur m’envahit. Qui peut bien être si insistant ? Ma mère est au travail et ma sœur à l’école. Je reste immobile en espérant que la personne renonce, les coups cessent, je respire. Finalement ils reprennent de plus belle et une goutte de sueur froide coule le long de ma tempe. Je m’extrais de mon lit, le sol tangue sous mes pieds. J’attrape la poignée et là, en entrouvrant la porte, je découvre sur le palier, ma meilleure amie : Laura.

 

 

Ce fut une longue discussion :

  • T’aurais pu me raconter, ça sert à ça les meilleures amies ! Regarde dans quel état tu es. Heureusement que je t’ai cherchée ! Viens là ma Sophie.

Je me jette dans ses bras.

Les jours qui suivent, Laura et ses parents nous aident beaucoup. Ils m’emmènent chez le médecin et font tout pour que ma mère, ma sœur et moi ne risquions pas d’être séparées. Son père trouve un travail un peu mieux payé pour ma maman et ils nous mettent en contact avec une association pour diverses aides.

Ce soir, dans cet appartement que j’apprends à apprivoiser, j’ai le cœur moins lourd. Alors que ma mère est assise sur son lit, Lise et moi nous glissons à ses côtés. Elle nous enlace et nous dit : « On va s’en sortir mes chéries ».