Nouvelle écrite par Lison FABREGUES et Sarah RANKOVIC
sur le thème « Manifester : un droit à promouvoir et protéger »
Lorsqu’elle ouvrit la porte de son appartement, c’est tout d’abord l’odeur qui la frappa. Un mélange de plastique brûlé, d’asphalte chaud. Au loin, s’érigeait ce qui lui semblait être une carcasse de voiture, la fumée qui s’en échappait témoignait du caractère récent des dégradations.
Elle était là, seule. Elle sentait le danger. Pourtant, loin de rebrousser chemin, elle continuait d’avancer dans la rue vide que le soleil du soir éclairait d’une lumière cuivrée. Poussée par l’excitation, elle ne tremblait pas, se sentait l’héroïne d’un de ces films d’actions américains que sa grand-mère et elle regardaient secrètement quand elle était plus jeune. Arrivée au coin de la rue, elle fut happée par le spectacle qui s’offrait à elle. On aurait dit un rêve, ou plutôt une hallucination. Autant de monde, un tel mélange d’entités, ce n’était pas si courant à Téhéran. Ses oreilles bourdonnaient, ne s’habituaient pas à ces trois mots si simples et pourtant si puissants scandés à l’unisson « Femme, vie, liberté ».
Cela faisait maintenant trois semaines que l’Iran était à feu et à flammes, trois semaines que le peuple iranien pleurait la mort de cette jeune femme. Mahsa Amini. Son prénom était devenu le symbole d’une lutte de tout temps pour la liberté. Celle qui avait été assassinée par la police des mœurs pour « port du voile déplacé » était devenue sans le savoir, la nouvelle figure du pays. Quand elle y pensait, Nour ne pouvait s’empêcher de frissonner ; “cela aurait pu être toi” lui répétait si souvent son père. Depuis trois semaines, Nour avait ainsi l’interdiction de sortir de chez elle, ordre formel de ses parents qui ne voulaient pas voir leur fille devenir la prochaine victime d’un régime sanguinaire dont le maintien au pouvoir reposait désormais seulement sur la terreur et la répression de son peuple.
Mais ce soir, Nour bravait les interdits, et c’est seule qu’elle déambulait dans les rues de la capitale. Elle avait décidé de rendre visite à sa henna, sa grand-mère qui vivait seule.
Les cris devenaient poésie, la colère qui transparaissait était musique. Nour regardait la foule rassemblée : peu semblaient plus âgés qu’elle. Pourtant, tous étaient convaincus que ce combat était celui d’une vie. Combat de leur vie, pour leur vie. L’enjeu était trop important pour ne pas être là ce soir, ensemble. Nour se sentait elle aussi soulagée d’être avec eux. Seule, mais pourtant si entourée, elle se sentait même comprise. Tous ici partageaient le même désir, la même aspiration au changement.
Les rues se remplissaient ainsi de jeunes, hommes et femmes, unis comme s’ils ne formaient qu’un. Le vent de la fin de l’été caressait les longues chevelures désormais découvertes. Celles-ci formaient un drapeau, exergue de la liberté. Ou plutôt de l’espoir de la liberté. Cet espoir avait ramené à la vie un peuple entier, éteint depuis trop longtemps par la brutalité de ses dirigeants. Oui, les Iraniens espéraient à nouveau. Ils voyaient en l’avenir un exutoire, une porte de sortie à leur souffrance.
Les pensées de Nour fleurissaient alors qu’elle se frayait un chemin entre les différents groupes. Elle ne pouvait les arrêter, tout ce qui l’entourait devenait objet de contemplation, sur lequel la créativité de la jeune fille s’abattait. Si elle avait pu, elle les aurait sûrement inscrites quelque part, “cela ferait un bon témoignage, si je meurs ce soir” se disait-elle. Ses lèvres formaient, sans même qu’elle s’en rende compte, un semblant de sourire. Si tout cela ne menait à rien, ils auraient au moins essayé. Cette conclusion était déjà satisfaisante pour la jeune femme.
Nour avait toujours été proche de sa grand-mère. Quand elle était enfant, elle passait ses après-midi dans son petit appartement de l’avenue Laleh-zar à l’écouter, la tête sur ses genoux. Henna lui racontait des histoires, sur sa vie, ses voyages et ses rencontres. Elle lui racontait “la vie d’avant” ; avant la Révolution, celle qui avait changé le quotidien de tant d’Iraniens. “la vie d’avant” ; quand les femmes existaient pour elles-mêmes, pouvaient encore choisir leur vie et que celle-ci ne se résumait pas à être de bonnes mères ou épouses. “la vie d’avant” ; quand grandir n’était pas synonyme d’une mort certaine, qu’elle soit sensible ou spirituelle, et que la religion n’était pas un prétexte pour enfermer tout un peuple sur lui-même. Bien qu’elle suspectât la vieille femme d’en inventer quelques passages, Nour ne pouvait nier l’émotion de sa grand-mère lorsqu’elle racontait son passé.
Alors que Nour grandissait, Henna avait conservé cette place tellement importante dans le cœur de sa petite-fille ; elle était restée sa meilleure amie, sa confidente, et il ne se passait pas une journée sans que la jeune fille lui rende visite. Ces trois semaines sans se voir, se parler, paraissaient donc être une éternité pour les deux femmes.
Nour avançait dans l’artère bondée au rythme de la foule. Les cris ne faiblissaient pas, au contraire. Nour aussi criait, hurlait presque, emportée par l’énergie de ses compagnons de marche. Elle se trouvait désormais devant son université, qu’elle avait été aussi forcée de quitter après les récents évènements. Ses parents préféraient qu’un tuteur lui fasse cours à la maison et Nour n’y avait pas opposé une grande résistance. “A quoi sert-il d’étudier dans un pays voué à l’échec ?” la jeune femme s’était souvent posé la question, et pour l’instant, aucune réponse ne lui venait à l’esprit. Cependant, l’émotion était forte à la vue de l’établissement dans lequel elle avait tant aimé apprendre.
Devant l’école, l’atmosphère était joyeuse et nombre d’étudiantes s’étaient rassemblées, s’apprêtant elles aussi à rejoindre le mouvement. Nour était fière de cette mobilisation féminine. Si longtemps, elles avaient été soumises au silence le plus total, forcées de demeurer dans l’ombre de leurs tchadors. Mais c’en était fini : elles ne seraient plus jamais la propriété, le sujet des hommes. Les femmes étaient donc là ce soir, portées par leur détermination et soutenues par des hommes qui avaient enfin compris qu’une société qui humilie ses femmes humilie ses hommes aussi. Conduits par cette solidarité nouvelle, les manifestants se sentaient invincibles. Pourtant, ce qu’ils avaient presque oublié de redouter se produisit. On entendit d’abord des coups de feu. Masqués par les cris, ils n’inquiétèrent personne. Quelques regards suspicieux furent échangés, mais la marche continua. Puis, ils les virent. Dans leurs uniformes verts, des hommes s’avançaient vers eux. Leurs armes étaient braquées en direction de la foule et leurs regards noirs semblaient déjà tirer des balles. Dans un élan de panique, les gens commencèrent à courir. Personne ne savait où aller, l’important était de courir, courir pour s’échapper, pour survivre. Dans sa propre fuite, Nour croisait des regards affolés, pourtant, tous comprenaient parfaitement ce qu’il se passait. Certains tombaient, elle s’arrêtait donc pour les relever puis reprenait sa course effrénée. Les cris avaient changé de ton, la peur, partout, était palpable. Elle n’était plus qu’à une rue de l’appartement de sa grand-mère. Il fallait tenir, maintenir le rythme. Elle passait devant le bazar, la galerie d’art, plus que quelques mètres la séparaient désormais de son but. Enfin, elle arrivait devant la lourde porte en bois qu’elle avait si souvent franchie. Nour se retourna une dernière fois avant de passer la porte.
Tout autour d’elle s’embrasait. Tout ce qu’elle connaissait semblait disparaître. Les hommes en vert lui paraissaient possédés, leur fureur était inouïe. La violence qui s’abattait dans les rues de Téhéran était insoutenable. Nour sentait les larmes sur ses joues couler ; ce matin, elle était encore une enfant, maintenant et plus que jamais, elle se sentait adulte.