Nouvelle écrite par Alix RENAUD
sur le thème « Manifester, un droit à protéger et à promouvoir »
Malik a vingt-deux ans, il est exténué, il s’assied et se remémore sa longue journée ; dès ce matin, ce policier CRS a été envoyé couvrir et contrôler une manifestation pour le climat. Au début, l’ambiance de la foule est empreinte de calme et on peut sentir comme une discipline. Le cortège remonte doucement l’avenue Jean Jaurès jusqu’à la place Jean Macé. On entend parfois les fragrances d’une musique un peu jazzie qui sourd. Malik est positionné dans une rue adjacente à l’avenue et contrôle le flux de personnes qui se joignent au cortège. Il inspecte méticuleusement du regard chaque individu et prend soin de fouiller tous les sacs afin de ne pas laisser pénétrer d’objet susceptible d’être utilisé pour casser des vitrines ou pour frapper des gens. Il est courbaturé et meurtri d’avoir revêtu son lourd équipement tout au long de l’après-midi. Après deux heures, alors que la division dont il a la charge remonte dans le camion qui doit les faire aller en amont du cortège, les ordres changent brusquement et ils doivent prêter main forte à leurs collègues qui tentent de maintenir l’ordre et le calme à quelques rues de leur position.
Sur place, Malik aperçoit tout de suite un autre aspect de cette manifestation qui fluctue au rythme de ceux qui la composent, la recomposent et la décomposent : des casseurs ! Vêtus de noir, cagoulés et gantés, ces hommes sont munis de divers objets afin de s’en servir comme projectiles pour agresser et maintenir les forces de l’ordre à distance, le temps de disparaître au milieu de la foule.
Cependant, un jeune n’a pas été suffisamment vif et a été plaqué au sol, il est emmené à l’arrière de la colonne de CRS, fermement maintenu par trois policiers. Malik est dépassé par la violence dont sont capables les Hommes. « Ils sont partis, ne pas les poursuivre dans la foule au risque de blesser des innocents » a t’il ordonné à ses unités, il ne supporte pas l’idée que les citoyens qui défendent une si bonne cause se fassent blesser sous son commandement : En effet Malik s’inquiète sérieusement de l’avenir de la planète et aurait aimé participer à cette marche pour le climat s’il avait été libre de service. D’une certaine façon, il contribue à sa manière en dosant avec bienveillance son équipe.
Cela fait quatre heures que sa division est à pied d’œuvre pour maintenir le flot de manifestants sur le parcours initialement prévu. Il a froid, il commence à se sentir engourdi, les membres lourds, limite inertes. Il est 18h30, les esprits s’échauffent, les gens s’agacent de la présence des CRS qui les canalisent dans l’avenue. Malik est fatigué, il est maintenant positionné rue Marc Bloch, en première ligne, face à une foule encore calme mais décidée à quitter son itinéraire. Le mégaphone annonce une nouvelle directive : regagner l’avenue Jean Jaurès.
L’avenue baigne maintenant dans une atmosphère lourde et pesante…Comme une marée mouvante, le flot de la foule s’anime, retombe, reflue, revient à l’assaut ; la violence prend de l’ampleur, le rassemblement vire au chaos puis à l’anarchie. Les pacifistes quittent en hâte la manifestation, la danse macabre commence : fumigènes, jets de pierre, cocktails Molotov !
Les CRS viennent de recevoir l’autorisation d’enfiler leur casque, Malik redoute cet ordre mais il le sait nécessaire. La presse du lendemain relatera bientôt les nombreux tirs de flashball à bout portant qui ont blessé de jeunes fauteurs de troubles. Fort de son expérience il sait que toucher à un jeune c’est possiblement s’attirer les foudres d’une cité entière, c’est pourquoi il ordonne à ses hommes de seulement resserrer les rangs et de n’utiliser la force qu’en cas d’extrême nécessité.
Il a peur, il est forcé de reconnaître que certains de ses collègues peuvent aussi céder à la panique et à la violence. Il est vrai que recevoir des insultes et des projectiles, sans avoir l’autorisation de répliquer ni même de se déployer pour se soustraire à la menace, peut pousser à des actes isolés inconsidérés.
Le temps lui semble interminable, il est 20h et les ardeurs se radoucissent enfin, l’avenue Jean Jaurès se vide peu à peu de ses manifestants virulents qui emportent avec eux leur ferveur frénétique de rage et de violence. Les différentes divisions de CRS se réarticulent vers leur camion pendant que continue le bal des ambulances prenant en charge les blessés.
Malik vient de rejoindre la caserne de la 46ème Compagnie Républicaine de Sécurité. Il pénètre dans le vestiaire en ayant préalablement retiré son casque. Il est meurtri par sa longue lutte, il retire lentement son lourd équipement bleu noir et le range soigneusement dans son casier attitré ; ce soir, il sait qu’il a fait au mieux pour remplir sa mission « Que retiendra la population de ce rassemblement ? Quel message persistera dans l’esprit de ces gens ?» Pour lui la manifestation fera en effet beaucoup de bruit mais pas dans le bon sens, le message environnemental se verra largement étouffé par les médias qui ne relateront majoritairement que les écarts de violence des manifestants et des réponses tout aussi brutales des forces de l’ordre.
Il est 22h lorsque Malik descend du bus qui lui a permis de traverser Lyon pour rejoindre la commune de Vaulx-en-Velin. Il se sent seul, il marche le long de l’avenue Gabriel Péri et bifurque sur sa droite pour fouler la promenade Lénine. Il avance d’un pas lent et las, éclairé à intervalles réguliers par les lumières blafardes des lampadaires, Malik songe aux écarts de violence de ses collègues qui craquent, frappent et défigurent les valeurs pour lesquelles ils avaient tous promis de se battre. Là-haut, dans les bureaux ministériels, ils se moquent des réalités de terrain…
Malik, distrait par ses pensées, s’engage dans l’étroite ruelle qui mène à l’entrée de son HLM quand, d’un renfoncement du bâtiment qu’il longe, surgit une ombre puis deux autres. Il vient de tomber dans une embuscade ; dans le but de venger un casseur qui a été durement frappé pendant la manifestation, ses complices l’ont suivi. Douleur fulgurante, le sol s’offre comme un havre de repos. Il est effondré sur le pas de sa porte, il a deux trous rouges au côté gauche. Ironie, coup du sort ? Il s’appelle lui aussi Malik Oussekine.