Un uniforme contre des vies

Nouvelle écrite par Clément RODRIGUES et Thibo LUISE

sur le thème « Manifester, un droit à promouvoir et à protéger « 

 

Je me nomme Arash Mousavi. J’ai 26 ans et je suis policier à Téhéran. Je suis policier depuis quelques mois seulement, l’année dernière j’étais encore à l’école de police. C’est difficile d’être Iranien aujourd’hui. Mais c’est encore plus difficile d’être policier en Iran. J’ai toujours aimé mon pays, j’ai toujours été fier de lui et de ce qu’il représente. Mais je sens aujourd’hui que mon pays va mal. Il m’est impossible de raconter cela, d’en parler avec quiconque. Alors je l’écris. J’ai conscience que si ces lignes venaient à être découvertes, mon existence tout entière serait compromise. J’ai peur aussi pour ma famille, mes parents et ma sœur. Mes parents vivent dans la région d’Ispahan, dans le sud du pays. Ils ne comprennent rien à ce qui se passe en ce moment. Ils ont peur pour nous.

            Mon pays va mal. Le 16 septembre dernier, une jeune femme d’origine kurde, Mahsa Amini est morte dans un hôpital de la ville après avoir été arrêtée par la police des mœurs quelques jours auparavant. Je ne connais pas directement les collègues qui sont à l’origine de ce qui est appelé ici une « erreur ». Je sais juste que c’est à cause d’un foulard qui n’était pas porté conformément aux usages que cette arrestation a eu lieu. Le travail de ces collègues est de surveiller que les Iraniens et les Iraniennes se conforment aux règles et aux consignes données par notre loi coranique. Ce qui s’est passé ensuite durant la détention, je ne le sais pas exactement. Il se dit ici que la jeune femme n’a pas accepté de collaborer, elle a contesté le bien-fondé de nos règles. Elle aurait résisté à l’autorité des collègues. Une crise cardiaque. C’est ce qui se dit dans les services pour expliquer sa mort. Elle a été conduite à l’hôpital tout de même. Ils n’ont rien pu faire. Nous n’avons pas le droit d’en parler au travail, personne n’a le droit d’en parler. Nous avons des ordres et, tous les matins, on nous explique qu’il nous faut suivre scrupuleusement ces ordres. Nous tenons ces ordres du Chef des gardiens de la révolution, notre général Hossein Salami.

Depuis le décès de Mahsa Amini, des émeutes de plus en plus nombreuses et fréquentes ont lieu. Le général Hossein Salami nous a expliqué que ces émeutes sont commandées par l’ennemi, qui cherche à déstabiliser notre pays. Ils manipulent la jeunesse et les étudiants pour remettre en cause notre République. Nous avons reçu de nouveaux ordres : ne plus circuler seul en uniforme dans la rue et ne pas dire à nos relations que nous travaillons dans la police. On nous a expliqué que c’est nous qui avons la charge de conserver l’intégrité du pays.

            Nous sommes vendredi 25 novembre au moment où j’écris ces lignes. Hier soir, j’étais de garde lorsque nous avons été soudainement mobilisés. Ma première mobilisation sur le terrain face aux émeutiers. Un quartier de Téhéran s’est de nouveau retrouvé envahi par les émeutiers. “La rue s’embrase“ nous a lancé notre chef. Cela se passe dans la zone de Tehranpars, c’est un quartier résidentiel, avec des familles et des commerces. Nous nous sommes préparés en quelques minutes. Nous avons reçu l’ordre de revêtir notre équipement lourd, avec le gilet pare-balles et le casque. Tout le monde a peur. Mon ami Behzad et moi avons eu peur. Tout le monde s’est tu en écoutant les ordres mais nous avons vu la peur sur tous les visages. Dès la sortie du camion je réalise que quelque chose ne va pas. Des fumigènes partout, les gens sont debout sur les voitures garées de part et d’autre de la chaussée. Mais je vois aussi des passants et je mets quelques secondes à réaliser. Les gens ne fuient pas les émeutiers, ils semblent se joindre à eux. Tout le monde se tient par les épaules. On entend des clameurs. Je ne peux pas me concentrer sur ce qui se dit. On nous donne des ordres. Je rejoins mon escouade. Notre chef, le capitaine Eskandar, nous explique qu’il faut empêcher les émeutiers de progresser et que nous avons comme objectif de les disperser. S’il faut utiliser la force nous le ferons. Je me retrouve avec Bezhad et une ligne de dix autres collègues. Nous nous alignons sur la chaussée. La tête de la manifestation se trouve face à nous à quelques centaines de mètres. On nous a expliqué qu’il faut à tout prix éviter les regards avec les émeutiers, qu’il ne faut pas nous fier aux apparences. Que ce sont des ennemis de la Révolution. Mais ce n’est juste pas possible. Entre les fumigènes, les réverbères et les feux de nos camions de police, la rue est comme en plein jour. Je vois dans le regard de Bezhad qu’il se dit la même chose que moi : ce sont des lycéennes et des lycéens qui se trouvent face à nous. Presque des adolescents. Nous attendons, les mains crispées sur nos matraques. Les crans de sécurité de nos armes de poings sont retirés. Ordre de notre chef. Soudain, je me rends compte que je peux entendre distinctement les mots scandés par les manifestants. Je réalise que je ne comprends plus trop ce qui se passe. Comment des lycéens peuvent-ils être aux ordres de l’ennemi américain ? Comment tout ceci peut-il être un complot organisé par la CIA ? « Du Kurdistan à Téhéran, je me sacrifierai pour l’Iran ! ». J’entends nettement ces mots maintenant, ces mots scandés par la foule, comme d’une seule voix. Je vois enfin les visages. Ils sont jeunes, très jeunes. Les lycéennes ne portent pas de voile. Certaines brandissent des ciseaux dans leur main. Je me souviens. Elles se sont coupé les cheveux en signe de soutien à Masha Amini. J’avais entendu dire qu’ailleurs dans le monde, des gens avaient fait de même. Mais on nous avait interdit de regarder cela sur les réseaux. C’est interdit par la loi coranique et puis de toute façon dans notre caserne le réseau 4G est coupé la majeure partie du temps, sans parler du wifi.

Je me tourne vers Bezhad à nouveau. Je crois voir le doute dans son regard. A moins que ce soit moi qui ai besoin de me sentir moins seul face à mes doutes. Soudain, les manifestants sont sur nous. J’entends au loin le capitaine Eskandar qui hurle de tenir notre position. Il va nous ordonner de charger. Et c’est à cet instant-là que je l’ai vue. Au 2ème ou 3ème rang. Elle n’est pas très grande, alors au premier regard, je n’étais pas certain. C’est à sa voix que j’ai su que c’était elle : « Du Kurdistan à Téhéran, je me sacrifierai pour l’Iran ! ». Je ne parviens pas à le croire. Je ne comprends plus où je suis, à quoi je sers, ni à quoi rime tout ceci. Les cheveux noirs de Jabiz flottent sous les bourrasques de la rue qui accompagnent les manifestants. Je n’avais plus vu ses cheveux depuis qu’elle était toute petite. Elle ne me voit pas. Elle crie et se tient maintenant tout près de nous. Eskandar nous hurle de charger. Je sens que tout se met en mouvement autour de moi. Mais je reste pétrifié. Les fumigènes, les lumières, le sacrifice pour l’Iran de ces émeutiers lycéens et mes collègues qui arment leurs matraques. Puis ce sont les cris, les corps qui chutent, les visages ensanglantés. Tout va si vite. Soudain je la vois à nouveau. Elle tient sa pancarte comme une protection dérisoire. Elle est face à Behzad. La suite est confuse pour moi. Je me suis vu partir en avant, tomber sur mon ami, lui crier sans doute quelque chose. J’ai dû malgré moi crier le nom de ma sœur à plusieurs reprises. Puis je me souviens de moi en train de courir dans la rue, Jabiz dans mes bras. Elle est à moitié inconsciente. Du sang coule de son front. Je suis dans une rue adjacente. Je n’ai plus mon casque ni ma matraque. Les gens nous regardent passer. Je ne sais pas comment j’ai pu faire pour la conduire chez moi.

            Nous sommes ce matin. Jabiz ne m’a pas adressé la parole après s’être réveillée. Elle a même refusé que je la conduise chez un médecin et elle est partie en me disant que je ne comprenais rien. Je termine ces lignes sur mon écran même si je ne sais pas ce que je vais en faire. Je viens de réserver une place de bus pour Ispahan. Je ne sais quoi penser. Mon uniforme est resté en boule sur le lit. D’habitude je le repasse toujours avant de le mettre dans l’armoire. Je crois que je vais le laisser là où il se trouve.