Nouvelle écrite par Inès Valade, étudiante à Sciences Po Paris
Froid. Silence. Toux.
Le vent glisse. Sous la tente. Sa respiration siffle. Longtemps. Elle tousse. Encore. Et encore. Comme si ses poumons rejetaient l’air. Rejetaient sa vie. Loin d’elle. Toujours plus loin. Elle se redresse. Lentement. Elle serre contre elle une mince couverture. Infime protection contre le vent. Contre le froid. Contre la mort. Cette mort qui rôde inlassablement autour d’elle. En elle. Elle repousse en arrière ses longs cheveux. Un sourire mélancolique se dessine sur son visage. Ils étaient si beaux. Si resplendissants. Si parfaits. Avant. Plus maintenant. Elle les peigne de ses doigts rendus secs par le froid, par la faim, par l’horreur. Elle tousse. Elle s’étouffe. Elle se penche sur le côté et crache. Salive mêlée au sang sur le sol rocailleux. Elle entend une toux. Ce n’est pas la sienne. Elle s’élève du petit tas de couvertures à ses côtés. Une main s’en échappe. Les repousse. Des yeux noirs comme sa vie s’accrochent au sien. Effrayés. Apeurés.
-Maman j’ai froid.
Elle sent quelque chose couler sur sa joue…
-Maman j’ai faim.
… qui arrive sur ses lèvres avec un goût de sel.
-Maman j’ai mal là.
Elle sanglote.
Le petit garçon a le doigt tendu vers sa gorge. Il reste comme ça. Figé. Comme quand il jouait à chat glacé. Avant. Plus maintenant. Elle essaie de lui sourire. Son sourire meurt entre ses lèvres gercées. L’enfant vient se pelotonner contre elle.
Il tousse. Elle tousse.
Le vent siffle entre eux. Leur respiration siffle en eux.
Elle serre son enfant contre elle. Il se met à gigoter. Elle desserre son étreinte. Il s’endort. Pas elle. Elle frissonne. Il fait si froid. Elle pense à sa maison. Au doux feu de cheminée. A la couverture épaisse sur ses épaules. Avant. C’était avant. Plus maintenant.
Le soleil se lève. Comme toujours. Comme avant. Il s’infiltre lentement jusqu’à leurs corps entremêlés. Balayant au passage d’autres petits tas de couvertures. Des visages ensommeillés s’en dégagent. On tousse. On baille. On chuchote. On se lève.
Elle sent la fatigue qui pèse de tout son poids sur ses épaules. Elle voudrait dormir. Elle voudrait s’endormir. Pour longtemps. Pour toujours ? Elle sursaute. Non ! Non ! Non ! Elle n’a pas abandonné avant. Elle n’abandonnera pas maintenant. Pour son fils. Son petit Ahmad. Son trésor. Son soleil. Son cœur. Son enfant. Qu’elle ne laissera pas seul ici. Qu’elle sauvera d’ici. Qu’elle emmènera loin d’ici. En Allemagne, en France, en Italie. Ailleurs. Dans un de ces pays où l’on peut vivre sans craindre à chaque seconde de mourir. Dans un pays qui n’est pas la Syrie. Dans un pays qui n’est pas son pays. Il n’est déjà plus son pays…
Elle se met à chantonner tout contre son oreille. Elle tousse. Sa voix est rauque. Rugueuse comme les pierres qui parsèment le camp. Elle tousse. Elle réessaie de chanter. Elle arrête. Ahmad reste immobile. Elle prend peur ! Elle le secoue ! Il se met à pleurer. C’est la première fois que ses pleurs l’emplissent de joie. Elle essuie doucement ses larmes avec ses pouces. Son petit visage est brûlant. Elle fronce les sourcils. L’inquiétude réapparaît. Sournoisement. Comme si elle ne disparaissait plus jamais complètement. Elle pose ses lèvres contre son front. Il est brûlant. Brûlant de fièvre.
Elle aimerait appeler au secours. Il faut qu’elle appelle au secours ! Sa voix s’étrangle au fond de sa gorge. La peur la tétanise. La peur que sa toux, que sa fièvre, ne soient pas à cause du froid. La peur que son petit soit contaminé. Non ! Non ce n’est pas possible ! Un mot tourne en boucle dans sa tête. Inlassablement.
Coronavirus. Coronavirus. Coronavirus. Coronavirus.
Elle a l’impression de sentir les regards des autres personnes dans la tente, peser sur elle. De tout leur poids. De toute leur peur. Elle se sent responsable. Est-elle responsable ? Elle sort deux bouts de tissu du petit sac à côté d’elle. Le masque d’Ahmad. Son masque à elle. Ce sont les seuls qu’on lui a donnés. Elle ne peut pas en acheter. Elle les a donc gardés. Et remis. Et remis encore. Mince protection. Inutile ? Elle se dit que c’est déjà ça…
Elle se lève difficilement. Chaque partie de son corps lui semble douloureuse. Ahmad glisse sa petite main dans la sienne. Ils laissent derrière eux le lit de fortune pour s’avancer vers la fermeture de la tente. Elle met du temps avant de réussir à la faire coulisser. Elle était grippée à cause du froid. Les rayons du soleil se posent sur leurs visages cachés sous les masques. Comme une caresse. Comme avant.
Le camp de Zaatari s’étale devant eux. Silencieux. Quasiment désert à cause du confinement. Le coronavirus a bouleversé leur vie. Encore plus. Comme si c’était possible d’avoir moins, de vivre moins, d’être moins. Ce camp oublié en Jordanie est devenu son refuge après avoir fui sous les bombes. Après avoir vu son mari mourir devant ses yeux. Une larme coule face à ce souvenir. Ne plus y penser. Aller de l’avant. Ici, ce n’est qu’une étape. Elle l’espère. Encore. Un peu…
Elle entraîne doucement Ahmad. Le petit tire sur son masque.
-Maman ça m’étouffe.
Comme pour illustrer ses paroles, il se met à tousser. Elle s’agenouille devant lui. C’est pour son bien. Pour le protéger. Même si ce n’est qu’une barrière infime. Même si c’est déjà trop tard. Non ! Il n’est pas trop tard. Il lui faut juste un médecin. Elle se met à tousser. Il leur faut juste un médecin.
Ils avancent. Pas à pas. Lentement, dans la lumière matinale. Deux ombres parmi les cabanes en tôles tordues, les cahutes en bois fissurées, les tentes en toile abîmées. Son regard se porte sur un petit espace vide. Elle se remémore les moments où Ahmad y jouait avec les autres enfants. Ils riaient en chœur. C’est beau des enfants qui jouent. C’est beau des enfants qui rient. C’était avant. Il n’y a pas si longtemps. Il y a une petite éternité.
Ahmad regarde par là-bas, lui aussi.
-Ballon ?
Sa voix porte un point d’interrogation. Mais… c’est comme s’il savait déjà la réponse.
-Plus de ballon…
Il tousse. Elle tousse.
Elle marche. Il la suit.
Ils arrivent devant plusieurs grandes tentes blanches qui claquent dans le vent. Ils s’approchent. Une vingtaine de personnes attendent à l’extérieur. Tous immobiles. Tous séparés par quelques mètres.
Une femme en veste blanche avec une croix rouge dessus et un écriteau qu’elle ne peut pas lire s’avance vers eux. Elle tient une bouteille de gel hydro alcoolique. Ahmad tend ses mains. Elle aussi. Elle repense à Fatou qui fabrique du savon avec d’autres femmes dans une cahute pas très loin. Elles le vendent très peu cher pour essayer que chacun puisse se laver les mains. Pour lutter contre la propagation du virus. Pour un minimum d’hygiène.
La jeune femme en blouse blanche leur demande pourquoi ils sont venus. C’est Ahmad qui répond de sa petite voix chantante.
-Je tousse. Ma maman elle tousse. J’ai chaud et j’ai froid. C’est le Coroviru ?
Le mot se transforme dans sa bouche. L’infirmière les rassure d’un sourire qu’ils ne peuvent qu’imaginer caché sous son masque. Ils doivent attendre. Comme les autres. Dans le froid. Toujours plus glaçant jour après jour. Décembre 2020… Que lui apportera la nouvelle année qui s’approche ? A grands pas. Dans son manteau de froid, de faim, de maladies, d’incertitudes… Cache-t-elle l’espoir dans ses grandes poches ? Finira-t-il écrasé comme trop souvent ces derniers temps. Elle a si peur d’espérer. Elle a si peur d’être déçue. Encore une fois. Une ultime fois. Et qu’elle ne s’en relève pas…
C’est leur tour. Enfin. Le soleil est déjà haut dans le ciel. Mais il ne les réchauffe pas. Ou si peu. Un homme en blouse blanche leur tend un nouveau masque avant de les faire entrer dans une des tentes. Ahmad s’allonge. Le docteur lui parle. L’ausculte. Ce n’est peut-être qu’un rhume. Ou pas. Comment savoir ?
Elle entend deux personnes en grande discussion derrière la toile.
-La situation devient impossible à gérer… Et on manque tellement de médicaments…
– Oui… Et on n’a aucun test. Ni les PCR, ni les antigéniques…
-Il serait peut-être temps qu’ils nous en envoient.
-Faudrait déjà avoir l’argent. Les dons sont plus rares en ce moment tu le sais bien…
-Les gouvernements aussi doivent agir. Et vite. Ce camp va se transformer en cimetière sinon !
Les voix se mêlent. S’emmêlent. Puis s’éloignent. Soufflant au passage sur la faible flamme d’espoir au fond de son cœur. Elle vacille. Mais ne s’éteint pas. Pas totalement…
Le médecin lui parle. Sa voix lui parvient comme à travers un brouillard épais. Il l’ausculte à son tour. Soupire. Ses yeux se froncent. Elle prend peur. Il lui explique qu’ils ne peuvent pas les garder en observation. Tous les lits sont déjà pris. Il lui demande de garder son masque et de s’isoler le plus possible. Si leurs symptômes s’aggravent il faut revenir. Il leur dit qu’il est désolé.
Elle sort de la tente. Ahmad à ses côtés. Sa tête lui fait mal. Sa gorge lui fait mal. Mais elle ne dit rien. Elle encaisse. Elle tient bon. Il le faut. Ahmad lâche sa main et se met à courir. Ses yeux sont levés vers le ciel. Comme s’il courait après les rayons du soleil. Comme s’il voulait attraper leur lumière et la cacher dans son cœur. Elle sourit sous son masque. Comme avant. Ahmad se retourne en écartant les bras.
-Maman regarde ! Je suis le soleil.
Son sourire s’élargit. Elle pourrait presque rire. Là. Maintenant. Comme avant. Mais… Elle sent le sol qui se met à bouger sous ses pieds. Elle tombe. Les pierres frappent son dos quand elle touche le sol. Sa vision devient trouble. Elle voit le soleil. Puis le visage d’Ahmad qui se penche sur elle. Inquiet. Elle tend la main vers lui. Lui touche les cheveux. Elle chuchote dans une quinte de toux :
-Ahmad, tu es mon soleil…