Nouvelle écrite par Oriane DIVAY, Maiann FERRON, Alexia SAUVEE et Maïwenn TESSENS, élèves de 2nde au lycée Simone Veil de Liffré (35) – Classe de Mme Frédérique COLLET et Céline LE FLOCH
Bob était handicapé.
C’était souvent à ce seul mot qu’on le résumait : handicapé. Pourtant, Bob avait eu une enfance normale, pas bien différente de celle des autres, avec ses moments de joie et de déception. Non, c’était à l’adolescence que tout avait changé. Alors qu’il avait onze ans, on lui avait annoncé qu’il était porteur d’une maladie neuromusculaire : il ne pourrait bientôt plus se déplacer sans fauteuil roulant.
Trente ans plus tard, rien n’avait changé. Bob vivait seul en compagnie de son fauteuil roulant, autonome certes, mais seul tout de même.
Alors qu’il sortait de l’entreprise de design dans laquelle il travaillait, Bob fut rattrapé par son ami et collègue Jean-Eudes. Âgé de trente-neuf ans, Jean-Eudes était un homme de taille moyenne et bien bâti. Il avait pour habitude de rejoindre Bob en fin de journée pour l’accompagner sur le trajet du métro.
« Hey Bob ! Alors tu lambines encore à ce que je vois ! Tu n’en as pas assez de te déplacer tout le temps à la vitesse d’une limace ? » lui lança-t-il sur le ton de la plaisanterie.
Bob était habitué à ce genre de remarques crues venant de Jean-Eudes, mais il ne lui en tenait pas rigueur.
Les deux hommes se connaissaient depuis le lycée, aussi Bob savait-il que ce n’était pas de la moquerie, mais plutôt de la franchise : Jean-Eudes était l’un des seuls à oser plaisanter sans filtre de son handicap et à le considérer d’égal à égal. Il n’avait pas pitié de Bob et ce dernier lui en était reconnaissant, même si parfois ses remarques directes pouvaient le blesser.
Dans le métro, c’était l’heure de pointe. Bob se fraya péniblement un chemin à travers la foule : c’était un vrai parcours du combattant ! Lorsqu’il arriva près des portes, la roue de son fauteuil heurta malencontreusement la jambe d’un passager. L’homme se retourna, le toisa d’un air furibond et lui lança :
« Vous gênez le passage avec votre chaise à roulettes, là ! Y’a pas idée de prendre le métro à cette heure-ci quand on est handicapé ! ».
Bob continua sa route sans ciller. Ces choses-là arrivaient parfois : les gens comprenaient rarement son handicap. Il avait appris à ne plus réagir et il continuait à vivre normalement. Et puis, il y avait Héléna ! La collègue dont il était tombé amoureux au moment précis où elle était entrée dans le bureau. Il brûlait d’aller discuter avec elle, mais il ne trouvait que des prétextes professionnels pour lui parler et se sentait désespérément insignifiant à ses yeux.
En arrivant à son appartement, Bob reçut un appel de Jean-Eudes. Ce dernier voulait discuter de vacances qu’ils avaient l’intention d’organiser.
Leur conversation dura une bonne heure. Juste avant de raccrocher, Bob interrompit Jean Eudes, prit son courage à deux mains et se lança : il voulait lui parler d’Héléna :
« Dis-moi…je ne savais pas comment t’en parler, mais…tu sais, Héléna… dit-il, hésitant.
– Oui ?
– J’envisage de l’inviter boire un verre un soir. Tu penses qu’elle accepterait ? »
Il y eut un blanc, puis un rire – ou plutôt un grincement – et cette phrase, comme une gifle :
« Mais Bob ! Bob ! Réfléchis ! Tu es en fauteuil et tu ne peux pas tenir debout plus d’une minute !
Héléna, elle, est belle, grande ! Elle est trop bien pour toi ! Je ne veux pas te faire mal tu sais, mais on se connaît depuis trop longtemps pour qu’on ne se dise pas la vérité… Si elle devait choisir quelqu’un dans sa vie, je ne suis vraiment pas sûr qu’elle penserait à toi en premier. Plutôt à quelqu’un de sportif, de fort ! Non… même moi je ne suis pas certain d’avoir mes chances. Allez, bonne soirée, on se voit demain. »
Et il raccrocha. Bob était dévasté. Certes, il avait l’habitude que Jean-Eudes se moque de lui, mais il avait espéré que ce dernier l’aurait au moins conseillé et soutenu pour conquérir le cœur d’Héléna. C’est donc avec un lourd poids dans la poitrine et un moral au plus bas qu’il alla se coucher. Au milieu de la nuit, le cœur serré, il ne parvint pas à retenir ses larmes.
Depuis cet entretien, les relations des deux amis s’étaient refroidies, et ils n’avaient plus abordé le sujet d’Héléna. Un jour, malgré tout, en guise de réconciliation, Bob avait proposé à Jean-Eudes de venir faire les courses avec lui afin de cuisiner ensemble.
Ils se rendirent donc de concert au supermarché. Pendant que Jean-Eudes restait à l’extérieur pour retirer un colis, Bob se rendit au rayon où était stocké le pain. Comme le paquet était en hauteur, hors de sa portée, Bob dut se lever de son fauteuil pour l’attraper. Sa maladie lui permettait de se lever très brièvement, au prix de fortes douleurs et d’une intense fatigue. Il suivait depuis des années des séances de rééducation dans l’espoir de recouvrer un peu d’endurance, mais celles-ci n’avaient malheureusement que peu d’effet.
Une fois ses articles rassemblés, Bob se dirigea vers la caisse prioritaire.
« Hé ! cria une femme à travers le magasin. Monsieur, vous n’êtes pas handicapé, je vous ai vu vous lever tout à l’heure ! C’est honteux d’utiliser de telles méthodes pour passer devant tout le monde ! C’est un scandale ! »
Bob tourna la tête et aperçut une femme d’une trentaine d’années qui le fusillait du regard. C’était bien à lui qu’elle s’adressait. Gêné et honteux, il ne réussit qu’à balbutier quelques phrases en guise de protestation :
« Mais… enfin, madame… Je suis réellement handicapé, j’ai une maladie neuromusculaire qui m’empêche de marcher… »
La femme, qui n’avait pas l’air de le croire, le fixait d’une moue dubitative. Jean-Eudes, qui avait entendu les éclats de voix, se rapprocha de la caisse et intervint :
« Madame, je le connais, c’est mon ami, et il est bel et bien handicapé. Et qui êtes-vous pour pouvoir affirmer qui est handicapé ou non ?
« Moi je dis qu’il fait partie de ces gens qui nous volent notre argent parce qu’ils ne peuvent pas se débrouiller tout seuls ! » s’écria-t-elle en leur passant devant dans la file d’attente.
Bob voulut se justifier :
« Excusez-moi, mais je peux me débrouiller tout… »
Il fut coupé par le caissier :
« Hep ! Madame, retournez derrière ces messieurs. Vous n’avez jamais entendu l’expression « si tu prends ma place, prends mon handicap ! » ? En tant que handicapé, ce monsieur a parfaitement le droit de toucher des aides, et de faire la queue à cette caisse. C’est son droit et il y a des lois en France qui protègent ces gens-là !»
La femme leur jeta un regard mauvais à tous les trois, et s’en alla. Bob, le feu aux joues, s’enfuit jusque chez lui en compagnie de Jean-Eudes. Il avait honte, et même si son ami avait pris sa défense, il se sentait infiniment triste. Les mots du caissier résonnaient encore dans sa tête : « ces gens-là »… un citoyen de seconde zone, c’est tout ce qu’il était pour eux. Au fil du chemin, la colère montait en lui, tandis que sa résignation s’effondrait.
Le lendemain, au bureau, Bob finissait son projet lorsqu’il s’aperçut qu’un dossier manquait. Il alla alors voir Jean-Eudes pour lui demander où il se trouvait, mais son ami, un sourire narquois aux lèvres, lui répondit qu’il ne l’avait pas vu. Peut-être devrait-il demander à sa chère et tendre Héléna ?
Bob ne répondit rien, lassé de ses piques continuelles. Jean-Eudes reprit alors :
« C’est bon, je rigole ! Il doit être dans le bureau au fond du couloir, ton dossier. J’ai cru voir Laura le déplacer ce matin. »
Arrivé devant l’armoire, Bob vit le dossier, mais malheureusement, il était beaucoup trop haut pour qu’il puisse espérer l’attraper tout seul : même en se levant, il n’arriverait jamais à rester debout assez longtemps pour le récupérer ! Il appela donc son ami à l’aide :
« Jean-Eudes ? Le dossier est trop haut pour moi, tu veux bien venir m’aider ? »
Mais celui-ci le regarda, irrité :
« Monte sur un tabouret, mince, je ne suis pas ton chien ! Tu te lèves de ton fauteuil et tu mets tes jambes sur le tabouret, ce n’est pas bien compliqué ! Même un enfant en est capable !»
Bob, blessé et sidéré par tant de violence de la part de quelqu’un qu’il croyait être son ami, sentit la honte l’envahir. Tout le monde les regardait. Soudain, Bob entendit quelqu’un dans son dos. Il se retourna et vit Héléna, ledit dossier entre les mains.
« Tiens Bob, voilà ton dossier », lui dit-elle avec un sourire. Puis elle lança un regard courroucé à Jean-Eudes : « Et toi, tu n’es pas censé être son ami ? Tu devrais l’aider au lieu de le traiter ainsi ! À ta place, je crèverais de honte ! »
Une chape de plomb pesa sur le bureau tout le reste de la matinée. Bob ne cessait de penser à l’intervention d’Héléna. Un peu plus tard, elle vint lui parler :
« Je suis désolée de ne pas avoir réagi plus tôt. Ici, tout le monde a bien vu comment il se servait de toi comme faire-valoir, c’est inadmissible ; mais personne n’osait jamais intervenir, moi y compris. Vraiment, j’ai honte, toi qui es si gentil avec nous tous ! »
Bob sourit et lui dit que ce n’était pas grave, qu’il la remerciait d’avoir pris sa défense. En partant, elle lui glissa quelques mots :
« Vraiment, Bob, je ne crois pas que Jean-Eudes soit un bon ami pour toi. Si tu veux, tu peux venir me parler, n’hésite pas ! ».
Quelques minutes plus tard, Jean-Eudes, qui voulait se racheter aux yeux d’Héléna, s’approcha et s’excusa :
« Bon, écoute Bob, je suis désolé pour tout à l’heure. Ça te dirait un resto ce week-end ? » ajouta-t-il comme si de rien n’était.
Bob, interdit, resta d’abord sans voix, puis se souvint des mots d’Héléna et asséna :
« Non, Jean-Eudes, je ne crois pas. Laisse-moi, maintenant. »
Jean-Eudes, stupéfait, le regarda d’un air mauvais, et, à sa grande surprise, entendit la voix claire d’Héléna s’élever derrière eux :
« D’ailleurs, Bob, vendredi soir, c’est avec moi que tu vas au restaurant ! ».