Étrange cauchemar

Nouvelle écrite par Eloïs MYOTTE-DUQUET élève de 1ère au lycée Ledoux de Besançon

 

France, 2050

L’annonce tourne en boucle depuis ce matin sur la chaîne d’info restée en fond sonore : « Un vingt-septième état d’urgence sanitaire a été prononcé ce matin. Le confinement total entrera en vigueur dès aujourd’hui, midi. ». À intervalles réguliers apparaît le visage de notre Présidente, ou du moins, c’est comme cela qu’elle se fait appeler. Depuis 2032, nous vivons sous une tyrannie couverte par le slogan « Du pain et des Jeux ». Les gens ne sont pas plus malheureux qu’avant, ils ont de quoi manger, se divertir, il n’y a plus de criminalité. En contrepartie de ce bout de terre « paradisiaque » qu’est devenue la France, notre Souveraine a rétabli quelques vieilles lois comme le règne à vie ou la peine de mort… 

Depuis 2020, nous sommes confinés chaque année, ou presque. Papa et maman m’ont raconté que seules trois années ont résisté aux pandémies, avant qu’elles ne reviennent. Elles ou les terroristes. Les états d’urgence sanitaire ont succédé aux plans Vigipirate. Le premier confinement était amusant, expliquent ceux qui l’ont vécu, cela avait un aspect un peu étrange, mais c’était plaisant. Ils essayaient d’innover, de trouver des moyens pour rester en contact : les gens étaient un peu comme des explorateurs. Mais plus le temps passait, plus ils se lassaient, cela devenait ennuyeux et frustrant, une sorte de routine.

Je suis née en France, anciennement le pays des Droits de l’Homme…  Enfin ça, c’est mes parents qui me l’ont raconté. Ils s’étaient engagés en politique après avoir décroché leur diplôme à l’ENA. C’est là-bas qu’ils se sont rencontrés. Puis notre Souveraine est arrivée et a, petit à petit, restreint toutes nos libertés, minimisé la démocratie, détruit notre République. Mes parents sont les premiers à avoir réagi : avec une poignée d’amis, ils ont monté une association pour défendre la liberté d’expression. Malheureusement, cette activité est vite devenue illégale. Mais ils ont continué. À mes six ans, ils ont refusé de m’envoyer à l’école jusqu’à ce que les forces de l’ordre viennent me chercher.

Cette « École de la Nation », comme la nomme notre Dirigeante, est juste là pour faire de la propagande et du bourrage de crâne. Souvent, je me demande ce que pensent les autres. Mes camarades. Mes professeurs. Les autres adultes.

                                                                         ***                                           

            Nous voici au vingt-huitième jour du confinement. Hier encore, les annonces de notre Souveraine n’ont eu de cesse de se répéter sur la chaîne de propagande nationale, seule chaîne tolérée par le « gouvernement ». Les mots résonnent encore dans ma tête au moment où je me glisse sous ma couette : « Les étrangers, ou personnes ayant des origines étrangères devront retourner dans leur pays afin d’éviter la propagation du virus, due à de potentiels voyages récents. Ils pourront éventuellement revenir après examen de leur dossier par le Conseil. ».  

            Je peine à m’endormir : j’ai peur. Mes grands-parents maternels étaient sénégalais. Ils ont fui la pauvreté de leur pays natal pour venir en France où ils ont enfin été nationalisés douze ans après leur arrivée miraculeuse, à bord d’un bateau gonflable à moitié en lambeaux.

***

            Nous sommes au trentième jour du confinement. Je prends tranquillement mon petit déjeuner, il est un peu après huit heures. Je trempe mes lèvres dans mon bol de lait quand on frappe à la porte. Je sursaute et mon bol se renverse. Qui ça peut bien être ? Nous ne sommes pourtant pas autorisés à avoir de contact humain ! On frappe à nouveau, plus fort cette fois. Mon père se précipite à la fenêtre puis se retourne, horrifié. Il nous crie :

– Cachez-vous ! Ils viennent nous chercher !

            Trop tard. La porte vole en éclats et une demi-douzaine de soldats entrent, armés jusqu’aux dents. Ils se ruent sur nous. En quelques secondes, je me retrouve menottée et couchée à plat ventre entre mes parents. Peu après, on nous jette dans un camion où s’entassent déjà des dizaines d’autres familles. J’en reconnais quelques-unes, je vois même des amis. On se regarde, trop sonnés pour comprendre ce qui nous arrive. Ils ont dû connaître le même sort que nous. Mais qu’est-ce que nous faisons là ?

            Il fait sombre dans le véhicule. La seule source de lumière est une petite vitre à moitié brisée à l’arrière du fourgon. Pourtant, j’arrive à distinguer des visages. Je me demande alors si l’Association de papa et maman n’a pas été démantelée.

            Mais je comprends bien vite que la situation n’a rien à voir avec l’association illégale de libre pensée. Toutes ces personnes sont comme moi : elles ont des origines étrangères. Une peau basanée, des yeux bridés, un accent exotique…

            Mais où allons-nous ? Ils ne vont pas nous expulser, tout de même ? Pour nous envoyer où ?

            J’ai peur. Je me blottis contre papa ; je sens sa poitrine qui se soulève au rythme apaisant de sa respiration. Il semble serein, bien plus que moi. J’ai peur d’être arrachée à mes repères. Je ne veux pas aller dans un pays que je ne connais pas, un pays où je ne suis pas sûre de pouvoir survivre. Comment allons-nous faire ?

            Nous roulons depuis deux longues heures quand soudain, le convoi s’arrête brusquement. Dehors, quelqu’un tape sur les parois du fourgon. Le camion tremble. Les gens dehors sont plusieurs. Puis quelqu’un vient nous ouvrir et nous encourage :

– Sortez, vite !

            Les plus téméraires passent la tête par l’entrebâillement de la porte avant de s’enfuir en courant. Nous ne savons pas où nous sommes, nous ne savons pas ce qu’il se passe à l’extérieur. Mais, mue par le sentiment que cette occasion ne se représentera pas, je sors à mon tour la tête de l’habitacle. Des coups de feu fusent dans la rue. Dehors, c’est le chaos. Une centaine d’hommes armés font face à des manifestants qui semblent tout sauf pacifiques. Des pavés volent d’un trottoir à l’autre, traversant des nuages de gaz lacrymogènes. Soudain, un militaire s’écroule. Ses camarades répliquent par une autre salve de coups de feu. Les corps adverses s’affalent. Devant moi, c’est une scène de guérilla. J’ai peur. Je suis tétanisée. Mon père me prend alors dans ses bras et nous fait sortir de ce camion maudit. À mon oreille, il chuchote des mots doux pour me rassurer. Pourtant, j’entends encore les balles qui sifflent tout près de nous et nos geôliers qui nous crient de revenir. Soudain, papa trébuche sur un pavé. Nous roulons à terre. Le temps semble s’arrêter : je vois tout au ralenti. Les manifestants qui tombent. Les forces armées qui s’égosillent. Les fusils qui crachent leurs balles mortelles dans tous les sens. Je vois le Chaos. Le Chaos causé par une guerre civile. Le Chaos de la dictature.

            Et soudain, tout s’arrête, je me réveille en sueur dans mon lit. Ce n’était donc qu’un cauchemar ! Nous n’avons pas été enlevés, ni expatriés. Nous sommes juste en train de vivre un énième confinement. Ouf ! Je descends prendre mon petit déjeuner et, alors que je trempe mes lèvres dans mon bol de lait, on frappe à la porte…