Lundi 16 Juillet 2013, près de Clermont-Ferrand
J’étais soucieux : le directeur de Chapuis Armes, une des manufactures françaises d’armes de poing, ne convoquait jamais de membres de son personnel sans raison grave. Or, le directeur m’avait envoyé un message la veille, à dix-huit heures, lorsque j’étais en train de rentrer chez moi, dans une jolie petite ville près de Clermont-Ferrand. Je m’étais donc préparé le matin suivant, me levant dès six heures trente. Je réfléchissais aux raisons qui pouvaient pousser le directeur à me convoquer un lundi, jour de repos hebdomadaire pour ses employés de bureau. Je m’étais habillé de façon simple, sobre : un pantalon noir, une chemise blanche et un veston bleu marine. Je descendis de ma voiture, une Thunderbird rouge vif de 1960, claquai la portière et entrai dans le siège social de la compagnie. Arrivé près de la porte du directeur, je rajustai ma cravate, pris une grande inspiration et frappai.
- Entrez, Alexandre, appela le directeur.
Il était assis à son bureau, occupé à lire attentivement une liasse de papiers.
- Nos services de recherche de clients potentiels ont repéré un… débouché client intéressant. Connaissez-vous ce petit pays nommé la Biélorussie? demanda-t-il. Charmant pays, situé à la frontière de la Pologne, poursuivit-il, sans attendre ma réponse. Il se trouve que son dirigeant pourrait avoir besoin de nos produits et nous comptons lui faire une intéressante proposition qui, je le pense, le séduira et fera que nous aurons un bon contrat de… Attendez… 1,3 milliard d’euros. Qu’en dites-vous ?
- Eh bien, je vois que nos affaires sont bonnes…, hésitai-je. Mais je ne vois pas pourquoi vous m’avez convoqué expressément.
- Vous êtes un bon homme d’affaires, Alexandre. De plus, ce dirigeant se nomme aussi Alexandre. Vous ne pouvez que vous entendre !
- Alors je crois avoir compris… Vous voulez que moi, j’aille en Biélorussie pour représenter Chapuis Armes.
- Une autre de vos vertus est que vous comprenez vite, voyez-vous ? J’ai déjà tout préparé pour votre voyage : billets de train, d’avion, et votre résidence en Belarus. Et, bien sûr, un catalogue hyper-récent de nos produits en vente, sans oublier un peu d’argent pour le voyage. Vous pouvez le considérer comme une prime pour votre mission, dit-il, en me tendant une épaisse liasse de billets.
- Très bien, je constate que je n’ai pas vraiment le choix, n’est-ce pas ? remarquai-je, mis devant le fait accompli
J’empochai donc l’argent, quittai le bureau, et regardai les billets de voyage. Ils étaient pour le 17 Juillet, j’allais devoir me dépêcher.
Quelques jours plus tard, aéroport international de Minsk.
En sortant de l’avion, la première chose que je fis fut de remettre ma montre à l’heure ; il y a deux heures de décalage horaire entre la Biélorussie et la France. Je fus accueilli par le Premier Ministre en personne, Siarhiej Rumas, accompagné d’une demi-douzaine de gardes du corps.
- Bienvenue en République de Biélorussie, me salua-t-il dans un anglais approximatif. Nous sommes heureux d’accueillir un digne représentant d’une grande firme française d’armes. Si vous voulez bien me suivre…
Je lui emboîtai donc le pas dans un dédale de couloirs, pour finalement arriver devant une voiture que je supposais blindée. Pendant le trajet, le Premier Ministre me donna un cours de géographie biélorusse :
- Alors vous savez, la Biélorussie est un Etat qui est scindé en voblast, des sortes de régions administratives, puis en raions, des sortes de départements, et finalement en villes. Tout notre pays est une grande plaine, avec trois grands fleuves, la Dvina, le Niémen et le Dniepr. Nous avons dix mille lacs. Le plus connu est sûrement le grand Naratch.
J’acquiesçai, pour ne pas l’énerver, même si je n’en avais jamais entendu parler. Il continua pendant encore une grande partie du trajet (deux heures !), puis se tut enfin lorsque l’on approcha d’une grande villa, celle du Président, à Chklov. Après avoir franchi plusieurs portails hyper-sécurisés, je me retrouvai en présence du Président, Alexandre Loukachenko.
Il me salua froidement, dans un anglais correct. A l’évidence, il avait eu une bonne éducation. Après m’avoir invité à le suivre, il me conduisit dans un joli salon, où une collation nous attendait. Après avoir ouvert une bouteille de vin d’Anjou, il nous servit tous les deux. J’ouvris la conversation :
- Alors, vous voudriez faire un achat d’armes pour votre armée ? demandai-je
Il me regarda de façon suspicieuse, pesant sûrement le pour et le contre avant de révéler une information confidentielle de l’Etat. Finalement il se décida :
- Non, j’aimerais juste fournir à ma police anti-émeutes des armes de bonne qualité. Vous savez, il y a beaucoup de groupes terroristes dans mon pays : le Front Populaire Biélorusse, le Parti Civil Uni de Biélorussie, le Parti Communiste de Biélorussie, le Parti Patriote de Biélorussie, ou encore pire de tous, Malady Front, dit-il en grimaçant. Il faut que je fasse faire respecter l’ordre, pour le bien du pays.
Nous parlâmes de la situation politique et économique du pays pendant environ une demi-heure. Finalement, je lui présentai un des catalogues d’armes que j’avais apportés. Il fut très intéressé par nos revolvers MR Match 73 et 88. Voyant son intérêt, j’ajoutai énormément de détails techniques et des informations intéressantes. Après tout, c’étaient aussi mes armes favorites.
- Vous savez que ce sont ces revolvers que portent le RAID et le GIGN, dis-je. Ce sont des unités anti-terroristes, l’élite de la police et de la gendarmerie en France. De plus, ils peuvent être livrés rapidement, nous en avons encore beaucoup en stock. Si vous en voulez, la première livraison devrait arriver d’ici au 22 Juillet. Ce sont des armes stables, avec une précision époustouflante, légères…
Le Président réfléchit quelques instants sur ces informations, puis il appela le Premier Ministre :
- Siarhiej, vous allez noter : commander 15 000 de ces revolvers à cette compagnie d’armes, dit-il en lui présentant le catalogue.
- Bien, Monsieur, répondit le Premier Ministre.
- Je suis fatigué, dit le Président. Nous continuerons demain.
Je souris en quittant la pièce : les affaires allaient être bonnes !
Vendredi 27 Juillet, Fête nationale Biélorusse
Je quittai le Président à onze heures et demie, avec un contrat de 2,5 milliards d’euros dans la mallette. « Bigre ! Pensai-je. Incroyable que tout cet argent provienne des ventes de gaz biélorusse ! Enfin, le contrat est signé. Qu’importe d’où cet argent provient, cela fera un joli bénéfice pour la compagnie. C’est le Directeur qui sera content ! »
En arrivant près de l’aéroport, nous ralentîmes. Je vis à travers la vitre teintée des banderoles rouge et blanc.
- Des manifestants bloquent la route, expliqua le chauffeur. Je crois que ce sont ces terroristes de Malady Front. Je suis navré mais vous allez devoir continuer à pied.
Après l’avoir remercié, je descendis de la voiture. Les manifestants étaient tous jeunes, et ils étaient plutôt nombreux. Tout à coup, je vis surgir un, deux, trois, huit, quinze camions de la police anti-émeutes. Les manifestants refluèrent, et les policiers sautèrent des camions. Ils se déployèrent en ligne. Les manifestants commencèrent à ramasser des pierres, puis les lancèrent aux policiers. Soudain, un ordre retentit, bref. Je frissonnai d’angoisse : les policiers avaient dégainé leurs armes. Des manifestants armés de bâtons chargèrent. Les policiers levèrent leurs armes.
- Non !! criai-je.
Je me précipitai entre les policiers et les manifestants. Je vis, comme au ralenti, un policier lever son arme. Un flash aveuglant m’éblouit. Je trébuchai. Tout devint noir.
Nikolaï Petrov vit un étranger courir vers lui, agitant les bras, tout en criant dans une langue incompréhensible. Il leva son arme de service et tira. Le flash, la détonation, puis l’odeur de poudre. L’étranger n’était plus. Il observa sa nouvelle arme, d’un arrivage récent, « made in France ». Décidément, c’était son arme préférée : stable, avec une précision époustouflante, légère… Il couva d’un regard tendre son revolver, le caressant amoureusement. Puis, le visage froid, figé, il leva son arme et tira dans la masse compacte des manifestants.