Je m’appelle Lucie, j’ai 25 ans et j’habite à Nantes, votre ville, ma ville. Depuis toujours. Depuis cinq générations. Cette ville, je la connais sur le bout des doigts ; chaque ruelle, chaque boulevard, chaque avenue. Mais, malgré le charme indéfinissable, je n’oublie pas ceci : le port de Nantes était un port négrier. Et l’esclavage, je l’ai hélas appris par moi-même, n’appartient pas uniquement au passé.
Et si je suis aujourd’hui dans votre classe, c’est justement pour vous parler d’elle : elle s’appelait Mariana Braz. Elle aurait pu être une de vos amies, assise là dans cette classe, à côté de vous. Mais il n’en sera jamais rien. Pourtant, elle avait la vie devant elle, à 18 ans et elle était très belle. Elle aurait pu être mon amie. Mais elle n’est plus.
Elle a vécu ici à Nantes, dans mon quartier. Nantes aurait pu être sa ville aussi. Rien ne laissait présager en la regardant le cauchemar qu’elle vivait. Quand je l’ai croisée, rien ne laissait percevoir ce qu’elle endurait. Elle était celle qui vivait chez les parents d’une amie, des gens respectables…mais, une fois la porte de leur maison refermée, sa vie devenait un enfer.
Nantes, La France, c’était pour elle le rêve d’une vie meilleure, surtout quand on vient du Brésil où elle était vendeuse ambulante sur la plage : elle vendait des bracelets colorés et des petits sacs qu’elle fabriquait avec des fermetures de canettes en métal. Ce travail lui rapportait un peu d’argent. Comme beaucoup de Brésiliens pauvres, elle vivait dans une favela. Un jour, la mairie a pris la décision de raser une partie du bidonville pour construire de magnifiques buildings, avec balcons et piscines intégrées. Il fallait donc partir avant la fin du mois. C’est alors qu’elle a croisé un homme nommé Eduardo qui lui a promis une vie meilleure en France : être mannequin dans une superbe agence de mode très connue car Mariana était magnifique. Comme elle n’avait pas d’autres solutions, elle a accepté évidemment. Pas le choix, il fallait sauver sa peau. Et La France, c’était pour elle l’Eldorado.
Alors, Eduardo a réglé toutes les formalités administratives : les papiers, le billet d’avion. C’était presque trop beau ! Mariana est arrivée, le cœur léger à l’aéroport. Eduardo, accompagné d’un de ses amis, du nom d’Antonio, l’attendait mais, ils n’étaient pas seuls. Ils avaient recruté d’autres jeunes filles de la favela, comme elle. Il était 20 heures à Rio quand l’avion a décollé. C’était un vol de nuit. Mariana a éprouvé une sensation étrange qu’elle ne savait pas expliquer. Elle devait se concentrer sur ce qu’elle allait vivre. Ne pas se retourner pour scruter le passé. Elle regarda par le hublot. Elle allait enfin devenir mannequin comme toutes ces filles d’ailleurs. Même si un mauvais pressentiment la taraudait.
Il est vrai que c’était la première fois qu’elle prenait l’avion et elle ne parlait que le portugais. Il ne fallait pas s’inquiéter, on lui apprendrait le français, lui avait-on dit.
Atterrissage à Nantes…le cœur qui palpite, les mains qui tremblent…à la descente de l’avion. Premiers pas sur une terre nouvelle et sous un ciel brumeux. Passage à la douane. Tout se déroulait à merveille. Sur le parking de l’aéroport, un bus attendait le groupe de filles pour les conduire à Nantes. Tout était bien organisé. Les deux hommes avaient même pris soin de récupérer leurs passeports pour les mettre à l’abri…
Une fois dans la ville, les filles étaient déposées dans leurs familles d’accueil, résidant pour certaines dans de grandes demeures blanches décorées de masques étranges. C’est dans une de ces belles maisons que Mariana était entrée. La porte de la maison s’était refermée. Sur les mascarons de la façade, la pluie avait tracé des chemins de tristesse. Etranges présages que ces visages aux yeux vides, sculptés il y a bien longtemps.
Une fois les présentations faites, les maîtres du lieu l’avaient conduite dans sa chambre, une petite pièce sombre et humide, dans le sous-sol. Et les journées s’enchaînaient, sept jours sur sept, dix-huit heures sur vingt-quatre, sans un sou, sans véritable nourriture. Ménage. Cuisine. Ménage. Il n’était pas rare qu’on abuse d’elle. Cela, je ne le saurais que plus tard car Mariana était un fantôme, caché par ses maîtres, les parents d’une de mes camarades de cours, Clara. C’est ainsi que j’ai eu connaissance de son existence.
Un jour, après les cours, nous nous sommes retrouvées, entre copines, chez Clara. C’est alors que j’ai entendu son père crier très fort, en portugais, sur cette jeune femme de ménage d’origine étrangère, dont la présence discrète m’avait déjà intriguée. La brutalité du ton m’avait bouleversée. La beauté du visage de cette fille contrastait avec la tristesse de son regard. Clara était toujours demeurée muette à son sujet quand je l’interrogeais.
Puis un soir, Mariana n’a pas répondu à l’appel de ses maîtres, qui ont cru, tout d’abord qu’elle s’était échappée. Nous avons découvert, plus tard, dans les journaux qu’une jeune brésilienne âgée de vingt ans avait été retrouvée noyée, sous la passerelle Schœlcher. C’était Mariana. Je suis restée sans voix et je me suis sentie affreusement coupable : coupable de ne pas avoir agi, malgré mon jeune âge. Cette jeune femme était, sans doute aucun, une esclave moderne. Et je n’avais rien fait. Je ne l’avais pas aidée, je n’en avais parlé à personne alors que j’avais bien décelé que quelque chose d’anormal et de grave se passait.
J’étais étudiante en Lettres, à l’époque. L’écriture était pour moi une passion. Un de mes professeurs a alors décidé de m’inscrire au concours Plumes Rebelles, organisé par Amnesty International. Poussée par l’énergie du désespoir, j’ai écrit l’histoire de Mariana, afin de révéler la vérité, pour lui rendre sa dignité et pour lui rendre hommage. Quelques semaines plus tard, j’ai appris que ma nouvelle avait, par son réalisme, touché le jury, qui avait demandé l’ouverture d’une information judiciaire sur ces faits. C’est ainsi que l’histoire de Mariana a éclaté au grand jour. Les parents de Clara ont été inculpés pour esclavage moderne et ont écopé de plusieurs années de prison ferme. Les deux trafiquants d’êtres humains, Eduardo et Antonio, de retour au Brésil, ont aussi été poursuivis par la justice de leur pays.
Il m’arrive encore de passer devant ce bel immeuble de l’Ile Feydeau. Les mascarons sont toujours là, comme une lointaine malédiction ou comme les témoins muets, aux lèvres froides et immobiles. Mais toutes les personnes qui témoignent et qui écrivent, aujourd’hui, luttent ensemble pour leur donner la parole et dénoncer les captivités d’hier et d’aujourd’hui.
Julien COETMEUR, Gabriel GUYOT, Antonin JOURNEE, Henri KISTELA-MARION, Paul PAILLET et Kevin RABOT
Elèves de 4ème au Collège Françoise Dolto de Pacé (35)