Une rencontre inoubliable

Un vieillard, assis sur un banc, dans un petit village reculé à la frontière avec le Pakistan, assistait à une bagarre entre deux groupes d’enfants, hindous et musulmans. Au milieu, un petit garçon essayait de les séparer, sans succès. L’homme continuait de les observer quand il vit arriver près de lui l’enfant plein de désespoir et lui demanda :

« – Veux-tu que je te raconte mon histoire ? »

Mais sans qu’ Ahmad puisse répondre, il continua :

« – Tu sais, la vie n’est pas si facile, et il faut beaucoup de patience pour arriver à établir la paix. À ton âge j’étais déjà marié avec ma belle Kasturba…

– Déjà !!! l’interrompit le petit garçon, très surpris.

– Oui, ma famille était très religieuse et nous étions très fidèles aux coutumes de notre caste. À dix-neuf ans, je suis parti en Angleterre, laissant ma femme et mes enfants pour poursuivre mes études de droit afin de devenir avocat. Là-bas, j’ai rencontré diverses personnalités comme Annie Besant, par exemple.

– Qui est-ce ? questionna l’enfant.

– C’est une personne de grande importance: elle a fondé la ligue pour l’autonomie de l’Inde. Après avoir obtenu mon diplôme, je rentrai en Inde, avant de repartir pour l’Afrique du Sud. C’est là que j’ai commencé mon combat contre le racisme entre Indiens et Britanniques. J’ai également rédigé des pétitions contre certaines lois. Vingt ans plus tard, j’étais de retour chez moi, la vie ici avait bien changé…

– Comment ça ? demanda le jeune homme qui semblait de plus en plus intrigué.

– Je me sentais comme un étranger dans mon propre pays. J’ai donc commencé la politique, une chose qu’en réalité je n’aimais pas car cela s’opposait à mon caractère très pieux.

– Pourquoi vous être lancé là-dedans, alors ?

– C’était pour défendre mes convictions, pour défendre les Indiens mais aussi pour changer le regard des gens sur nous. On a dit de moi que j’étais « un saint parmi les politiques, un politique parmi les saints »… J’ai mené des campagnes pour inciter à la désobéissance civile. Certaines d’elles furent de gros échecs comme le massacre d’Amritstar… Il y eut plus de trois cents morts et environ mille blessés… Je m’en voulais énormément: j’avais commis une faute aussi colossale que l’Himalaya ! »

A l’évocation de ce déchirant souvenir, le vieil homme fit une pause dans son récit. Il tremblait légèrement et ses yeux s’emplirent de larmes. Saisi par l’émotion lui aussi, le garçon rompit le silence.

« – Que s’est-il passé, ensuite ?

– Je pris la tête du parti du Congrès, je devins un opposant de plus en plus irréductible pour les Britanniques. Pour une fois les hindous et les musulmans étaient unis ! En 1922, je fus arrêté et condamné à six années de prison pendant lesquelles je suis tombé malade. Les conditions de vie, d’hygiène étaient déplorables, nous restions des semaines sans pouvoir nous laver, j’avais perdu toute dignité ! Les autres détenus et moi-même étions torturés : nous n’avions pas assez de nourriture, juste une moitié de bol de riz et peu d’eau ; nous ne mangions pas à notre faim. Les gardiens fusillaient devant nos yeux ceux qui osaient désobéir aux ordres.

– Vous avez donc vécu pendant six ans dans de telles conditions !

– Non, pas autant, heureusement ! Je n’y aurais pas survécu ! C’est en 1924 que je suis sorti pour des raisons médicales. Mais, six ans plus tard, je fus de nouveau arrêté pour les mêmes raisons. Les Britanniques avaient peur de moi. Ils tentèrent même à plusieurs reprises de me tuer. Pendant toutes ces années, enfermé dans ma cellule de neuf mètres carrés, seul, j’ai beaucoup réfléchi à divers détails de ma vie.  Là-bas j’ai appris à transformer la haine que j’avais accumulée pendant toutes ces années envers les Britanniques, en quelque chose de positif, comme de l’espoir. J’en ai aussi profité pour réfléchir à un avenir meilleur pour l’Inde, à élaborer des idées pour le futur. Je n’avais le droit de voir personne.

– Personne ! s’exclama Ahmad.

– Personne… ni ma femme, ni mes fils ! Nous étions privés de nos libertés : nous ne pouvions plus dire, ni même penser ce nous voulions. En sortant, j’ai démissionné du Congrès puis j’ai fait une pause dans mes activités politiques avant d’être de nouveau emprisonné en 1942. J’étais déjà âgé et je ne comprenais pas cet acharnement des Britanniques contre un vieil homme fatigué comme moi. Je ne pouvais plus supporter ces longs moments de séparation avec mes proches. J’ai cru ne jamais revoir ma famille. J’avais perdu  l’espoir de sortir de cette prison, le temps me paraissait interminable. Je ne comptais plus les jours, mais les secondes… À ma sortie, j’ai passé mes dernières années à essayer de réconcilier les hindous et les musulmans, sans succès. »

L’homme s’en alla brusquement, laissant derrière lui Ahmad, en attente d’une fin à son histoire, pour défendre une dernière fois ses convictions.

Quelques jours plus tard, le petit garçon entendit à la radio :

« Aujourd’hui, 30 janvier 1948, la lumière a quitté nos vies, l’obscurité est partout. Le père de notre nation, Marchandas Karamchand Gandhi, est tombé sous les balles d’un fanatique ! »

Tout à coup, il se mit à fondre en larmes, il avait reconnu le Mahatma depuis le début mais n’osait y croire.