« Mesdames, Messieurs, bonjour ! Nous sommes le 25 décembre 2023, voici les titres… »
Ces mots ont aujourd’hui un arrière-goût particulier. Quelque chose d’un peu désagréable, qui vous pèse sur l’estomac, menaçant de vous rendre malade à tout instant. Comme tous les jours, mon travail consiste à informer la population des évènements récents les plus importants. Sauf qu’aujourd’hui, ce que le prompteur affiche ne me plaît pas du tout. Pour des raisons personnelles, mais aussi à cause de mon éthique de journaliste. Si ce métier n’a pas toujours été une vocation, il m’est apparu comme un formidable moyen de montrer aux gens ce qui se passe autour d’eux et, ce faisant, de combattre les clivages par l’information. J’ai fait mes études, puis mes débuts dans cette optique. Mais la profession n’a plus grand-chose à voir à présent. L’époque de la libre information et des émissions comme Quotidien est révolue. Aujourd’hui, nous avons des directives et des objectifs à remplir. La vérité n’en fait pas partie.
« L’allocution de la Présidente Le Pen de ce soir est très attendue, après avoir présenté ses vœux, elle reviendra sur les temps forts de l’année et nous dévoilera les projets du gouvernement pour 2024. Nouvelles arrestations à la frontière néerlandaise, deux personnes présumées dangereuses et suspectées d’appartenir à une cellule terroriste ont été appréhendées et placées dans un centre de détention spécial, la faction Europe pour tous exhorte les pays germaniques et scandinaves à cesser de fermer les yeux sur les migrants. En Israël, la célébration des deux ans de la conclusion pacifique du conflit israélo-palestinien est en pleine préparation, nous irons à la rencontre de familles qui, après avoir vécu pendant des années recluses à Jérusalem-Est, jouissent enfin d’une liberté retrouvée. Et pour terminer sur une note plus joyeuse, nous irons dans le Périgord chez les producteurs de foie gras qui se disent « fatigués, mais heureux », ils ont réalisé des chiffres records cette année grâce à la nouvelle politique agricole. »
Les images défilent derrière moi tandis que ces mots, qui semblent appartenir à quelqu’un d’autre, sortent de ma bouche. Je déglutis avec difficulté et lance le premier sujet, laissant la parole au reporter allé interviewer des habitants de la campagne française. Tous sont unanimes : après la folie Macron, voter Le Pen était la seule chose à faire. Elle, c’est une vraie présidente, qui a son peuple en tête, disent-ils, s’appuyant sur les statistiques régulièrement actualisées concernant la criminalité, le nombre de migrants reconduits aux frontières et la baisse du chômage. Il est intéressant de voir comme ces thématiques vont toujours ensemble depuis qu’elle dirige le pays. Le reporter conclut en dépeignant une France apaisée, qui se sent plus prospère et en sécurité.
Nulle mention de la violence des expulsions, de la méfiance envers ceux qui montrent des tendances trop xénophiles, ou de cette université qui a été bloquée en protestation contre le repli sur soi, avant d’être « libérée » par les forces de l’ordre. Point de trace non plus de ces jeunes qui, malgré les chiffres, peinent à trouver un emploi après leur diplôme, ou de toutes ces plaintes de discriminations à l’embauches à cause du genre, de l’orientation sexuelle ou de l’origine. Cumuler plusieurs traits indésirables complique énormément la vie. Mon propre frère, jeune homosexuel en couple avec un étranger, en a payé le prix fort. Mais inutile pour lui d’espérer l’attention médiatique là-dessus. La direction ne veut pas de ça aux heures de grande écoute (et l’on peut s’estimer heureux, certaines chaînes refusent tout simplement ce genre de sujets). Les témoignages provenant des campagnes reculées et coupées de la réalité esquissent un portrait bien plus plaisant de la situation des derniers mois.
Ce n’est pas seulement une question de ligne éditoriale allant aux limites de l’honnêteté, comme on aurait pu le reprocher à des chaînes comme Fox News. Ce sont les directives officielles que nous avons reçues peu de temps après les dernières élections. On en a même parlé dans les journaux : « La grande réforme médiatique de la Présidente : comment mieux informer le grand public en améliorant le moral du peuple. » Quelques voix se sont élevées à ce moment, dénonçant des pratiques se rapprochant de la propagande. La critique de feu le Canard enchaîné avait été particulièrement acerbe. Mais depuis quelques temps, les contestations se font beaucoup plus discrètes et ont du mal à parvenir au public. Financer des dissidents est très mal vu, et peu s’y risquent.
Bien sûr, tout a commencé à l’époque où Donald Trump a été élu président des États-Unis. Le recul des libertés a été très rapide ensuite. L’extrême droite est montée de plus en plus vite en Europe, s’ancrant d’abord solidement en Hongrie, en Pologne, puis en Autriche où elle a obtenu une place considérable dans le gouvernement dès 2017. C’est ce qui a, à terme, mené à la création de la faction Europe pour tous, par opposition à la faction Europen (ou Eurouverte, comme on l’appelle en France). Ralentissant par la même occasion les processus de décision européens, les deux étant à peu près aussi puissantes. Alors que la deuxième s’apparente globalement à l’Union Européenne unifiée des années 2010, la première affirme vouloir une « Europe plus juste pour les peuples », mais il s’agit évidemment d’une manière déguisée de défendre une ligne ultra-nationaliste et xénophobe. On pourrait presque se demander pourquoi ces deux factions n’ont pas choisi de se séparer, s’il n’y avait l’exemple du Brexit pour rappeler à quel point il est difficile de sortir des traités européens.
Les décisions politiques du gouvernement américain n’ont rien arrangé. L’enterrement de la neutralité d’Internet a été le coup d’envoi d’une série de mesures à travers le monde qui a bien changé le visage de la toile. Le terme « fake news » s’est raréfié dans les conversations : pour s’y intéresser, encore fallait-il avoir accès à suffisamment de sources d’information pour comparer ! Côté médias, il a fallu faire des choix : s’aligner sur les « directives » (parler de « censure » est formellement interdit), trouver des fonds privés ou mettre la clé sous la porte. L’espoir de revenir à du « vrai journalisme » n’a pas quitté tout le monde dans la profession, mais personne n’en parle à haute voix, comme s’il s’agissait d’un secret un peu honteux.
Il n’y a qu’à voir le flou sur des crises comme la fin du conflit israélo-palestinien, largement en faveur d’Israël, ou cette hypocrite « résolution de la question homosexuelle » en Tchétchénie. Ces deux affaires, comme quelques autres, ont fini par dégénérer. Et à chaque fois, les journalistes ont été écartés du terrain, soi-disant pour « éviter que des agents extérieurs ayant une compréhension insuffisante des enjeux ne s’immiscent dans les négociations déjà en bonne voie pour la paix. » Ce que le public a eu, c’est ce que le gouvernement nous a donné. Personne n’y a rien compris, et, à vrai dire, personne ne s’en est soucié. La paix dans le monde, la justice pour tous, le féminisme, le véganisme, toutes ces causes ont été relayées au second plan.
Du moins publiquement. Le manque d’information fiable, ou d’information tout court, cache cette réalité, mais il reste encore des luttes pour la liberté d’expression et d’information, et pour tout ce qui touche à la solidarité, aussi dangereux que cela puisse être. Le collectif Anonymous, par exemple, est toujours actif, même s’il a beaucoup souffert. Quelques ONG trouvent le moyen de subsister avec des fonds quasi-inexistants. Et des individus isolés s’engagent secrètement pour une cause ou une autre, sachant les conséquences que cela pourrait avoir sur leur vie.
C’est mon cas. Alors qu’on enchaîne sur le deuxième reportage, mes yeux quittent le prompteur pour se poser sur un morceau de papier à moitié dissimulé au milieu de mes notes. Les phrases sont courts : « Avons réussi à quitter la Russie. Sommes suivis depuis la Tchétchénie. Détour nécessaire. Espérons arriver en France par les Pays-Bas pour Noël. Allons bien. » Signé de mon frère, qui est allé secourir son petit ami après avoir su que les autorités l’avaient découvert et étaient à sa recherche. Des larmes de colère surgissent alors que j’entends comme on le traîne dans la boue en lui attribuant des faits inexistants pour justifier son appréhension. Personne ne connaît leur identité, mais même si c’était le cas, personne n’irait les sauver : nous venons de les présenter comme des terroristes aux Français.
Je me lève et quitte le plateau sans un mot. Mes collègues me regardent d’un air interloqué, mais ne disent rien. Certains ont compris ce que cela signifiait. Eux choisissent de se plier à ce système pour essayer de s’en protéger et de protéger leurs proches. Comme la majorité des gens qui acceptent ce monde travesti qu’on leur présente chaque jour. J’ai essayé un moment aussi, je l’avoue. Mais je n’en peux plus de faire semblant. Accepter la réalité a été difficile, car je ne pensais pas qu’on pouvait répéter les pires erreurs du passé. Mais nous en sommes bien là, soi-disant pour notre plus grand bien, uniquement dans l’intérêt du peuple. Alors que je m’approche de la sortie, on vient rapidement me remplacer, prétextant un malaise soudain. Derrière moi, le système a déjà nettoyé. Je respire un grand coup, ne saisissant encore que mal ce qui m’attend à présent. Peu importe. Qu’il aille au diable, ce « meilleur des mondes. »