Je bats le tissu dans la coloration, les fibres se gorgent, les bruits de liquide giclent, les coups dans les bidons résonnent, mes amis discutent entre eux.
Pourtant, à l’usine de Kaloub, il est interdit de parler.
Alerté par les chuchotements, le patron entre dans la salle. Un silence glacial s’installe.
Furieux, il se dirige vers nous
Il empoigne violemment mon voisin par le bras, il nous ordonne de le suivre.
Nous sommes trop terrifiés pour désobéir.
Le monstre prend mon ami, le pend par les pieds.
Il pleure, tremble et le supplie de ne rien faire mais notre patron s’en moque.
Il enlève sa ceinture de cuir, il commence à le fouetter.
Effrayé, je me cache les yeux. Des larmes coulent sur mon visage.
Les autres hurlent, crient, pleurent…
Au bout de quelques minutes, il nous prévient que si nous nous arrêtons de travailler une nouvelle fois, il recommencera.
L’homme décroche alors sa victime. Celle-ci, la tête rouge, s’évanouit.
Il nous ordonne de retourner au travail.
Personne ne parle. Nous tentons de nous concentrer sur notre tâche, d’oublier ce qui vient de se passer mais c’est impossible. Nos mains tremblent, nous sommes tétanisés par la peur.
La journée nous paraît sans fin.
La peur, elle, est constante.
Ce n’est pas la première fois que ça arrive.
C’est toujours insupportable.
Cela aurait pu être moi ou l’un des miens.
Je travaille dans l’un des nombreux entrepôts de Kaloub. Ma tâche est simple : prendre un demi-bidon, le remplir de différents produits dont l’odeur âcre nous renseigne sur leur toxicité, les mélanger, puis y plonger les tissus pour teindre les toiles, surtout du jean, vite et bien, et obtenir un rendement de plus en plus élevé. Pour un seul tissu, nous sommes rémunérés 0.001 afghani, c’est juste assez pour payer le loyer, mais ce n’est pas suffisant pour nourrir ma famille. Autrefois, mon frère travaillait avec moi, mais mon père l’a prêté à son patron car il avait des dettes à rembourser. Cette pratique est courante dans mon pays. Il y a quelques années encore, je voulais étudier, mais il faut être riche pour cela. Chez nous, c’est un luxe d’aller à l’école. C’est payant. Ici, pratiquement tous les enfants travaillent. J’ai commencé à l’âge de sept ans et je finirai ma vie ici, comme teinturier. Alors pour rompre avec ce quotidien misérable, je jette un regard furtif à mon voisin, nous nous contenterons d’un coup d’œil complice.
Ce qui s’est passé hier nous a traumatisés. Le seul moment d’échanges aura lieu au déjeuner, dans le partage d’un bout de pain souvent volé. Ensuite, je retournerai battre mes draps sans m’arrêter.
A la fin de la journée, je ne sens plus mes bras, les odeurs inhalées me font tourner la tête. Ma peau est par endroits brûlée. Je pars chercher mes deux afghanis et me dirige directement vers ma bicoque.
Complètement épuisé, je n’ai pas la force de pleurer. Je pars m’allonger sur ma paillasse. Je repense à mon camarade battu. Mon cœur se serre. Je vis l’enfer. Le lendemain, il faut repartir. Se rendre à l’usine, le cœur lourd. Travailler. Teindre, vite et bien. Il n’est pas loin de midi quand une silhouette s’approche doucement de moi. Cette ombre est familière. C’est mon frère. Il est torse nu, couvert de bleus et d’autres traces de coups, on dirait des marques de ceinture. Son visage est fermé, son patron le surveille du coin de l’œil. Il tente de se retourner mais son maître l’en empêche. Je suis paralysé. Alors, pour ne pas être submergé par l’émotion, je pense aux couleurs et aux toiles que j’ai travaillées hier. Je continue à marcher, tête baissée, vers l’entrepôt qui se trouve non loin d’ici. Je me sens terriblement coupable de ne même plus avoir la force de voler à son secours, de hurler ma rage au maître. Je ne peux rien faire pour l’aider. Sinon, je serai battu moi aussi. Il faudrait avoir du pouvoir, de l’argent … Puis, je repense, comme une fulgurance, à deux de mes camarades qui discutent depuis quelques jours à la sortie de l’usine avec un homme qui déclare venir de loin. Il dit qu’il est journaliste et qu’il fait un reportage sur les vêtements fabriqués dans nos usines. Il parle notre langue. Lui, au moins, il est doux et s’exprime calmement. Je comprends que les autres enfants s’adressent à lui. C’est un moment de détente.
Ce soir, j’irai moi aussi lui parler.
A la sortie de l’usine, je vois les enfants filer vers une placette où se tient l’occidental. Ils s’adressent à lui en riant. Mais moi, je ne dis rien. Je me suis assis avec eux et je repense à mon frère. J’ai bien essayé de dire, mais aucun mot ne peut s’évader. Ma gorge est nouée. Si je parle, je pleure. Après avoir longuement discuté avec les autres, l’occidental a plongé la main dans son sac et en a sorti des feuilles et des crayons. Il en a donné à tout le monde, dont moi. Il nous a demandé de nous représenter. C’est la première fois depuis si longtemps que je vais pouvoir crayonner. Je suis surpris de voir que nous reproduisons tous des bonshommes. Les petits font des patates avec des bras et des jambes, les plus habiles des visages.
Mon bonhomme laisse couler des larmes mais alors je n’y arrive pas. Il pleure. Mon voisin m’imite. L’étranger me dit des mots dans sa langue que je ne comprends pas, quelque chose pour me consoler. Les autres enfants se taisent. Puis les discussions reprennent. Les petits se remettent à rire. Tous sont si fiers d’avoir pu dessiner. L’étranger reprend la conversation dans notre langue. Il voudrait bien garder quelques croquis. Mais nous les rapportons tous avec nous, pliés et rangés au fond d’une poche, comme de précieux billets qu’il nous faudrait cacher.
C’était un rare moment d’apaisement.
Le soir même, les couleurs se ternissent.
C’est un soir de colère.
Mon père rentre du travail, le dos courbé, les traits tirés.
Mon frère s’en est allé.
Un coup de trop, un coup fatal sur un visage d’enfant qui ne faisait que travailler et rire normalement.
Il ne faisait que son devoir : ramener de l’argent pour nourrir les siens.
Cet enfant, c’était mon frère.
Je ne l’ai pas aidé. Je n’ai pas pu, je n’ai pas su.
Mon père s’énerve, il renverse les objets, il crie…Il dit qu’il ne pourra plus rembourser ses dettes. Son état me tétanise. Il me fait peur. Sa réaction est-elle le fruit de son chagrin ou de la peur d’un avenir avec encore moins d’argent ? Je pars me réfugier sur ma paillasse. La nuit est longue. Nous allons préparer les obsèques de mon frère. La prochaine fois, est-ce que ce sera mon tour ? Je me sens si seul, abandonné dans la nuit.
Le lendemain, je suis en retard. L’image de mon frère battu fait hélas écho à celle de mon camarade qui parlait un peu trop. Je cours le plus vite possible mais je n’arrive pas à chasser ce visage tuméfié de mon esprit. Ma course s’arrête brutalement lorsque je croise l’étranger. Il se penche vers moi, me sourit immédiatement. Il me parle dans ma langue avec son drôle d’accent. Il trouve les bons mots pour se faire comprendre en observant mon dessin de la veille. Entre deux sanglots, mon cœur s’ouvre, la parole se libère. Je ne dispose que de peu de temps : si je suis en retard, je serai puni et battu. Alors je dis, je dis tout.
Je reprends mon poste : je place mes mains dans les produits toxiques, je bats le tissu. Je m’aperçois qu’il y a un bac de teinture à côté de moi. Je jette un regard furtif autour de moi : pas de maître à l’horizon. Nerveusement, je sors de ma poche un petit bâtonnet que j’ai ramassé en chemin et je dessine sur la toile de jean mon bonhomme de larmes que j’avais tracé la veille. Mon voisin me fait comprendre que je suis en danger. Il observe mon tracé, me sourit et il décide de m’imiter. Il jette de nouveau un coup d’œil au mien et ajoute des larmes à son visage de teinture. C’est alors au tour de son voisin de faire de même, et ainsi de suite, comme par contagion frénétique. Bientôt, tout l’atelier reproduit le même croquis, comme un message universel de notre condition d’enfants exploités.
Je mets les toiles à sécher puis elles sont placées dans des sacs qui partiront vers d’autres ateliers, loin d’ici .Ces tissus contiennent notre appel au secours clandestin.Ils seront découpés soigneusement, cousus par d’autres ouvriers pauvres puis portés par la jeunesse émancipée des pays riches. Ils ont l’empreinte de la fragilité de nos petites mains. Et, en divers endroits, ils portent la marque de notre révolte : un bonhomme enfantin en larmes.
6 mois plus tard, sur de nombreuses chaînes de télévisons européennes
« Bonsoir et bienvenue sur Klash Enquête.
Ce soir nous allons aborder cette étrange mode que vient de lancer la marque de vêtements Azar. Des millions de jeunes s’arrachent depuis quelques semaines des jeans bien particuliers, tous reconnaissables à la présence d’un étrange symbole. Chacun est marqué de manière aléatoire par un dessin d’enfant, toujours différent, semblant représenter un bonhomme en larmes. Les fashion victims exhibent avec fierté leur jean marqué de ce dessin unique.
Pourtant, que se cache t-il derrière ces jeans si prisés, qui sont pourtant à un prix abordable ?. Une nouvelle tendance ? Un message secret ? Ou plutôt un appel au secours, doublé d’un cri de révolte ? Ce sont les questions que nos journalistes se sont posées. Voici notre reportage : « Les secrets inavouables des couleurs », qui nous révèle que les créateurs de cette nouvelle mode sont en réalité des enfants. Ils travaillent dans des conditions inhumaines en contradiction totale avec les Droits de l’Enfant. »