« Encore une pluie de cris, une pluie de bruits, de bombes sur la ville d’Alep, ville de cendres, de poussière, ville que je ne reconnais plus. De ce qui reste de ma chambre d’adolescente, j’entrevois des feux d’artifice. Dans cette nuit de sang, ce sont les combats qui n’en finissent plus. Je ne sais plus si j’ai eu peur, la peur est inscrite en moi, fait partie de moi. La présence chaleureuse de mon père ne m’apaise pas. Hier, un obus est tombé sur ma mère, et, dans le fracas, a pulvérisé notre famille. Nous n’avons pas pu pleurer tant le chagrin était puissant et nous a cristallisés.
Ma petite sœur Asma a pris son ours, Nejma, dans ses bras et s’est mise à lui caresser l’oreille en sanglotant; elle croit que maman va revenir, que la vie d’avant va reprendre, elle n’a pas pris conscience que nous allions être obligés de partir. Loin, très loin, dans des lieux dont les noms nous sont étrangers. Papa nous a réunis dans le salon, puis il a annoncé qu’il avait donné beaucoup d’argent à un homme, que nous allions devoir prendre nos affaires et nous enfuir, nous sauver. Je suis triste et résignée. Nos sacs à dos sont prêts. C’est dur de trier ses affaires. Tout paraît essentiel dans de telles circonstances. Asma a embarqué son ours et, moi, notre album photo de famille.
26 mai 2016, à la frontière turque
Je n’en peux plus. Cela fait des heures que nous marchons. C’est un long périple qui nous attend, Papa nous avait prévenues. Asma est épuisée, elle tête l’oreille de son ours, Nejma. Papa la porte de temps en temps. Il nous faut suivre la cadence du groupe d’une centaine de fugitifs que nous suivons et dont nous faisons désormais partie. Un court arrêt nous permet de nous rafraîchir. Nous nous postons derrière des buissons. Les toiles sont dépliées. Mon père discute avec un autre homme qui ne m’inspire pas confiance ; mon père est soucieux et lui redonne de l’argent. C’est une grosse somme en liquide. Je ne comprends pas pourquoi. Il revient vers nous, fait le tour de notre abri de fortune, inquiet Nous sommes cachés au cœur de la nuit. Asma parle à Nejma. Mon père continue ses rondes, comme si nous étions des animaux traqués.
1 juin 2016 Izmir
Notre groupe s’est éparpillé: nous ne sommes plus que trente. Certains ont été arrêtés. Ceux qui ont échappé aux polices des frontières attendent comme nous que la voie soit libre pour prendre la mer. L’horizon laisse un peu d’espoir. Nous sommes assis sur cette plage, un peu plus légers, car il nous a fallu laisser nos affaires, trop lourdes à porter. Les traits de mon père sont fatigués. Maman nous manque. Nejma sert d’oreiller à Asma que je ne parviens pas à consoler. Soudain, le passeur nous indique que nous allons pouvoir monter. Nous prenons pied, sans jamais nous quitter. Ma sœur est impatiente, c’est la première fois qu’elle monte en bateau. Elle s’imagine d’autres terres comme dans les livres de voyage et d’aventure. Mon père a le visage fermé. Mais il nous sourit quand même. Les pères sont ainsi. Il sait que nous n’avons pratiquement plus rien à manger. Il sort un paquet de biscuits, il nous fait croire qu’il est rempli. Quant à moi, je fixe le firmament : la nuit tombe et nous avançons sur la mer qui reflète le ciel, une mer sans frontières, sans murs, sans barrières, une mer sur laquelle nous sommes devenus des étoiles errantes.
15 juillet 2016, à proximité des îles grecques
Les mers ne sont pas sans danger. Un homme a voulu rejoindre sa femme au bout de la barque et il est tombé dans l’eau froide. Nous avons tous crié. Papa a rattrapé Asma, quand l’embarcation a failli chavirer. Nejma a perdu un œil et son bras gauche est abîmé. Combien d’épreuves allons-nous encore traverser ?
Quand apparaît la Terre ferme, nos yeux se sont mis à briller et tous avons été soulagés. A la peur de notre périple, vient s’opposer l’arrondi rassurant de toits bleus en coupoles et la blancheur des maisons; c’est un souffle apaisant, un espace de respiration, où tout semble reprendre vie.
Un très court espace de respiration. Devant nous, sur la plage, j’aperçois soudain une étrange bouée. Non…non…ce n’est pas une bouée ! Papa met sa main devant les yeux d’Asma. C’est un enfant, un enfant de l’âge d’Asma. Il est mort. Des hommes le prennent en photographie.
Trou noir.
Silence.
1 septembre 2016, frontière hongroise
Nous avançons vers le Nord, les jours se ressemblent. On marche, on s’arrête, on longe des murs barbelés, on se cache, on nous fouille, on nous traque sans arrêt. Papa déplie une carte de l’Europe et me montre fébrilement une ville « Calais », et un pays dont le nom est rempli d’espoir : l’Angleterre… Notre Terre d’asile, Terre d’exil. Je suis éreintée, mais je ne veux pas le montrer. Maman n’aurait pas voulu que je lâche prise devant Asma. Courage, m’aurait-elle dit. Courageuse, je serai. En sa mémoire, en son nom.
Hier, nous avons été poursuivis par des hommes au crâne rasé, ils nous ont chassés en hurlant des mots d’une langue barbare. J’ai eu très peur. De justesse, j’ai rattrapé Nejma, tombé sur le sol. Il est borgne désormais. Son poil est fatigué. Il connaît toute notre histoire, celle de l’errance de l’espoir.
2 octobre 2016, Calais
Ce qu’il fait froid ici. Un épais manteau de brouillard recouvre le ciel, comme si nous étions emprisonnés. Nous vivons entassés dans des tentes, dans un endroit nommé « la jungle ». C’est une grande ville faite uniquement de bidonvilles. Qu’est-ce qu’une jungle si ce n’est un lieu sauvage ? Pour qui sommes-nous des sauvages ? Je ne comprends pas. Je faisais des études, nous avions une maison, une famille, des souvenirs, un avenir…nous ne sommes plus que l’ombre de nous–mêmes. Papa a maigri, Asma a perdu l’éclat de son enfance. Nejma, son compagnon de toujours, avec son œil de pirate, est là. Lui seul semble connaître de quoi seront faits nos lendemains. »
Le 24 octobre 2016, la jungle de Calais a été démantelée. 8000 migrants ont été évacués. Près d’une tente abandonnée, a été retrouvé un ours brun, et, une étiquette sur laquelle est inscrit le nom Nejma, qui signifie en arabe « Etoile errante ».