Demain. Demain ce sera la fin. La fin d’une vie de trente-six ans. Bien que les onze dernières années n’aient pas ressemblé à grand-chose.
Je n’avais jamais pensé que l’on pouvait programmer une mort de manière si pointue. Le jour, l’heure, tout est précis. Même les naissances laissent un peu de suspense, de place au hasard. Alors que là tout est carré comme un fichier informatique. C’est écœurant.
Mais bon, après la mort ce sera un nouveau commencement, comme dit maman. Après tout, le jour où papa est mort, c’était la fin d’un enfer. Et le début d’un autre.
Parfois, non, tout le temps en fait, je me dis que le vrai coupable c’est lui. S’il n’avait pas été…comment dire? Lui. Tout aurait été différent. Il serait toujours en vie et moi je ne serais pas replié comme ça dans une pièce minuscule à espérer que le jour ne se lève jamais.
Je me demande si maman prie en ce moment. Sûrement, mais ça ne l’a jamais aidée jusque-là. Je me souviens, déjà gosse, je la voyais les mains jointes, à hoqueter à cause des larmes qui s’enfuyaient et qu’elle n’arrivait pas à retenir.
Je ne l’ai découvert que pendant le procès, mais sa mère a subi les mêmes violences conjugales qu’elle. On ne l’a jamais connue, maman ne l’a pas revue depuis qu’elle s’était enfuie avec papa à dix-huit ans. Elle cherchait quelqu’un de protecteur, de solide, plus la sécurité que le grand amour au final. Mais elle a fini par se prendre des coups aussi. J’aime ma mère, comme je l’ai détestée. Parce qu’elle ne faisait rien. À part se taire. Elle était soumise. Tellement qu’elle en était transparente. Elle avait peur de papa. C’est lâche ce que je pense là, je m’en rends compte. C’est moi qui aurais dû réagir plus tôt. J’ai préféré partir de la maison, comme Jolene l’avait fait. Une famille de lâches sous l’emprise d’un tyran.
Papa n’était pas quelqu’un de bien. Pourtant il avait toujours eu une assez bonne réputation dans le quartier, car il ne se dévoilait jamais en public, à quelques exceptions près. À la maison, tout le monde était sous son emprise, à cause de la peur et la dépendance financière qu’il exerçait. On était tous dépendants malgré nous. Mais à l’extérieur ce n’était pas pareil. Au boulot, bien sûr, il passait pour quelqu’un d’autoritaire, mais de respectable. Parmi les voisins, les avis étaient partagés, en particulier de la part de la famille Slowman dont le chien avait disparu peu après que papa était venu se plaindre auprès de Mr. Slowman parce qu’il ne pouvait pas dormir à cause des aboiements continus. Mais la majorité le voyait comme quelqu’un de sociable, toujours prêt à rendre service, se disputant souvent bruyamment avec sa femme, c’est vrai. Mais qui n’a jamais eu de désaccords dans son couple ?
Pour ma part, je l’ai toujours connu brutal, avec moi, maman, et Jolene. Combien de fois maman a été incapable de sortir parce qu’elle était couverte de bleus et de cocards ! Avec Jolene par contre, l’atmosphère était malsaine, cela je m’en souviens. Des gestes, des paroles en particulier choquaient. Mais Jolene ne disait rien. Cette souffrance qu’elle a endurée dès son adolescence je l’ai comprise beaucoup plus tard.
Un jour que j’étais venu déjeuner chez Jolene, j’ai surpris une conversation qui a tout changé. Pendant le repas j’ai bien vu que Jolene n’était pas en forme. Il devait sûrement s’agir d’une de ses dépressions qui survenaient par période. À un moment elle s’est levée de table. La sœur d’Alan, son mari, l’a suivie. Elles sont plutôt proches. C’est lorsque je suis venu la chercher, alors qu’elle était enfermée dans sa chambre que je les ai entendues. Elle confiait être hantée par le traitement ignoble que papa lui avait infligé. Elle racontait des choses horribles. Revenu à table j’ai prétexté un mal de crâne, puis suis parti, blanc comme un linge.
Plus tard, ce jour-là, je suis resté inerte, allongé dans mon fauteuil pendant un temps interminable. On aurait pu croire que ça ne me faisait rien. Mais plus le temps passait, plus une tension en moi se réveillait. Je devenais nerveux. Le sang tapait dans mes tempes. Tout à coup je me suis éjecté du fauteuil, suis sorti comme un enragé et ai démarré ma voiture. Mon pouls devenu assourdissant continuait de taper dans mes oreilles. D’une certaine manière je savais ce qui s’était passé à la maison, mais je n’avais pas voulu le voir. Je pouvais me donner l’excuse que j’étais alors jeune mais je me sentais responsable de ce qui était arrivé à mon aînée Mais je n’étais pas le seul à avoir fermé les yeux. La tentative de suicide de Jolene ne venait pas que des coups, mais aussi des abus qu’elle avait dû subir et qu’elle avait toujours tus, par honte. J’étais le dernier de la famille, le seul fils, ma relation avec mon père avait donc été largement différente. Bien sûr j’avais eu droit au poing et au pied dans l’estomac, mais en grandissant c’était devenu plus psychologique. Il arrivait qu’on se batte quand je le voyais taper maman et Jolene. Mais c’était par les mots, l’attitude qu’il me détruisait. J’ai dit que l’on se battait, mais quand j’ai conduit jusqu’à la maison familiale, j’avoue, j’étais parti pour plus que ça. Un quart d’heure plus tard la police arrivait, alertée par une voisine qui avait entendu le coup de feu, pour découvrir mon père dans une flaque de sang avec une balle derrière la tête.
J’ai un peu de mal à me souvenir. A partir de la mort de papa, c’est allé très vite, contrairement à l’enquête et au procès.
Le procès pénal d’ailleurs fut une guerre déjà perdue. Les jurés étaient des incapables. Des gens sans cœur ni cervelle, piochés ici et là. Dans la chambre d’accusation ils posaient sans cesse les mêmes questions, les réponses furent brèves et maladroites.
L’arme du crime ? Le pistolet était dans le tiroir, bien sûr qu’on savait qu’il existait. Mais personne ne savait vraiment l’utiliser. Pourquoi dans le dos ? Je ne sais pas. Pourquoi maintenant et pas plus tôt ? J’ai cru qu’il allait changer, je lui trouvais des excuses. Pourquoi n’avoir jamais porté plainte ? Ca n’aurait rien changé, il se serait vengé sur moi et ceux que j’aime. Votre relation avec votre mère elle aussi battue? Je l’ai toujours aimée mais j’avais peur, je l’ai quittée dès que j’ai pu, je croyais pouvoir me débrouiller. Votre père ? Il me tapait, m’insultait… Mais c’était mon père. Est-ce que vous avez déjà montré des excès de violence ? … Votre enfance avec ce père violent et une mère soumise vous a-t-elle laissé des séquelles au point de souhaiter la mort de quelqu’un? Etc.…
Mais le verdict était facile à prévoir. Malgré les années passées à souffrir, c’était pour eux l’œuvre d’un monstre menteur et probablement cinglé, pas de la légitime défense. On pouvait voir sur leurs visages toute la satisfaction du devoir accompli que l’affaire leur inspirait. Bref, on n’a pas eu de chance. Le sort avait fait que c’étaient eux que l’Etat avait choisis pour décider de la vie de quelqu’un dont ils ignoraient tout. Coupable de meurtre avec préméditation. Un crime puni de la peine de mort dans l’Ohio…
Il m’est arrivé bien des fois de me dire que je devrais mettre fin à tout ça moi-même, fuir la situation pour ne pas regarder les bourreaux. Me pendre comme certains. Si une poignée de gens, de pauvres petits insectes, peut décider de la mort d’une personne qui leur est inconnue, qui peut m’empêcher de décider de ma propre fin? Mais maman en aurait été encore plus achevée. Je n’aurais pas voulu qu’elle se sente responsable de la mort de son fils en plus.
Oh non, c’est bientôt l’heure. Il faut se préparer. S’asseoir, respirer, se calmer. Je n’y arrive pas.
Deux hommes m’accompagnent. Je m’assois et déglutis. Je crois que je fermerai les yeux quand ça arrivera. Je ne suis pas aussi brave pour la regarder dans les yeux lorsque l’aiguille viendra s’enfoncer dans le bras.
Jolene ne viendra pas, c’est au-dessus de ses forces. Je ne lui en veux pas. Elle doit être avec son mari et son fils.
Maman arrive. On l’assoit. Elle est juste en face de moi. Seule une vitre nous sépare, comme lors des visites à la prison. Mais là ce n’est pas pareil.
L’organisation de cette pièce est ignoble. D’un côté des sièges gris alignés, comme au cinéma. Avec la vitre et les retransmissions vidéo, les familles entendent tout, voient tout. Elles peuvent voir le condamné assis dans un siège comme chez le dentiste, tenu fermement par des sangles noires. Je ne vois pas à quoi elles servent d’ailleurs. Tous ceux qui entrent de ce côté, salle de torture déguisée en chambre d’hôpital, sont résignés. C’est juste pour ne pas les rater, éviter un dernier mouvement de débat de l’animal devant l’abattoir.
Maman me voit, elle pleure. Elle m’avait dit que le plus dur serait de se dire que ce serait la dernière fois qu’elle me voyait, mais qu’on se retrouverait là-haut. Elle avait gardé sa foi en la religion, moi j’avais perdu foi dans l’humanité qui s’obstinait à tout m’enlever. Une paire d’infirmiers arrive. Ils se placent de chaque côté du siège, referment les ceintures sur les membres. Une petite table pour chacun est préparée. Sur l’une est posé un anesthésiant, sur l’autre la mort. Les deux bourreaux préparent leurs instruments.
Cette fois, le liquide passe dans le tuyau relié à la veine dans le bras. Un dernier regard vers maman. Elle a peur. Moi je la regarde, mes lèvres bougent pour prononcer un dernier adieu. Puis mes paupières se ferment.
En quittant le pénitencier où je viens d’abandonner le corps de maman attaché à ce siège bleu, je me dis qu’une vie de 36 ans vient de s’achever. 36 ans avec ma mère. Il va falloir continuer à vivre avec son fantôme à présent. Je ne suis pas sûr d’y parvenir complètement un jour.